Je dis le mot et…
WHAT THE FUCK, hurlent les yeux supergênés de la personne en face de moi.
Le plus souvent, mon interlocuteur·ice n’ose pas faire de commentaire explicite. Iel se contente de garder le silence ou d’ignorer cette partie de mon discours, comme si j’avais parlé d’un truc vraiment trop bizarre.
Oui, quand je présente mon travail et les convictions qui l’inspirent, LE truc qui fait dérailler la conversation c’est :
💖 l’anticapitalisme💖
Ça ne manque jamais :
Je parle de féminisme, tout va bien, tout le monde ou presque est content. Surtout s’iels pensent que mon engagement se limite à vouloir qu’il y ait plus de femmes (blanches) dans les équipes dirigeantes du CAC 40.
J'évoque le lesbianisme et sa charge politique, bon, pourquoi pas. Ça fait déjà hausser quelques sourcils suspicieux mais après tout, “il parait que c’est à la mode en ce moment” (merci à toutes les personnes qui m’ont gratifiée de cette fine analyse et qui occupent une place spéciale dans mon cœur).
Par contre, quand je prononce le mot anticapitaliste, c’est une autre histoire.
Branle-bas de combat !! Presque tout le monde buggue. Même quand mon interlocuteurice est politisée/lesbienne/féministe.
Peut-être même que c’est votre cas ?
Que vous non plus, vous ne captez pas totalement ce que vient faire cette case-là ?
Il se trouve que j’aime bien mettre les pieds dans le plat.
(Ou plus exactement, je sais pas trop faire autrement.
Quand il y a un truc que tout le monde essaie d’éviter, en général, je suis la meuf qui lance : “hé, mais pourquoi vous avez l’air gêné ?”, faisant ainsi augmenter de trois crans le niveau de malaise. Inconvénient : les gens bien élevés me détestent, avantage : mes ami·es sont des personnes authentiques et un peu weird.)
Du coup, aujourd’hui, on va parler d’anticapitalisme.
On va commencer avec une petite expérience de pensée.
Quand je vous demande d’imaginer une personne anticapitaliste, quelle est l’image qui vous vient en tête ?
A quoi ressemble la personne ?
Allez-y, fermez les yeux trois secondes et voyez ce qui vous vient.
Alors, qu’est-ce que ça a donné ? Je suis curieuse de vous lire en commentaire.
Moi, mon stéréotype de l’anticapitaliste est le suivant :
C’est le mec qui possède les mêmes slips depuis 2005, porte de petites lunettes rondes (passablement sales), a lu tout Trotski et passe l’essentiel de son temps à poster des articles super longs et super chiants sur la dernière assemblée générale de son groupuscule anarchiste.
Ou bien la meuf qui cultive des orties dans un jardin autogéré (“c’est plein de vitamine C”), ne jure que par Zatkine, a tissé elle-même la toile de son sarouel à base de fibres de chanvre et refuse de toucher à un billet de banque : le seul système d'échange qu’elle accepte, c’est le troc.
(Si vous trouvez que tout ça affreusement genré, vous avez raison et c’est volontaire : les milieux estampillés “anticapitalistes” ne sont pas toujours à la pointe des combats féministes et queers).
Et je ne corresponds ni à l'un, ni à l'autre de ces clichés.
J’ai un emploi alimentaire salarié. Je fais mes courses au supermarché. Je me maquille avec des produits issus de la pétrochimie. Je demande une rémunération pour le travail que j’effectue dans ma newsletter et dans mes ateliers d'écriture. J'achète des trucs pas super utiles (genre des autocollants) et ça me fait plaisir. Je ne crois pas du tout au Grand Soir (j’y reviendrai dans un prochain post) et Trotski m’ennuie. En plus de tout ça, je vous vends des livres et je fais des opérations promo.
Ok, j’avoue tout.
Il m’est même arrivé de recourir aux services d’Amazon !
Du coup, il y a un truc qui cloche.
Je ne peux pas être vraiment anticapitaliste !
Je ne suis rien qu’une hypocrite !
Fouettez-moi sur la place publique !
…
…
…
Ou alors, notre vision de l’anticapitalisme est beaucoup trop étriquée et… surprise surprise… favorise le statu quo.
Qui sait ?
Ok ok, je vous taquine un peu.
J’ai l’impression que, derrière ces clichés, se cache l’idée que pour être vraiment anticapitaliste, il faudrait en quelque sorte vivre en dehors du capitalisme.
Ca a l’air logique. “Il faut pas cracher dans la soupe”, etc.
Mais l’idée qu’on ne peut pas critiquer un système auquel on appartient suppose que :
on a choisi ce système,
on est libre d’en partir,
on a la capacité matérielle de faire autrement ailleurs.
Dans ce cas, effectivement, plutôt que de se plaindre que les choses ne sont pas exactement comme on aimerait, c’est plus digne et aussi plus courageux de créer ce qui nous manque.
Néanmoins, pour le capitalisme, comme pour le patriarcat ou le racisme : l’immense majorité d’entre nous n’avons fait aucun choix.
Et aucun pays, aucune société ne fonctionne en dehors du capitalisme, du racisme et du patriarcat.
S’il faut attendre qu’une alternative crédible existe avant de pouvoir les critiquer… On va attendre longtemps.
Car comment on va réussir à inventer cette alternative, au juste ? Si ce n’est en… les critiquant ?
Tout le problème est précisément qu'on ne peut pas s’affranchir totalement de ces systèmes de domination. C’est aussi pour ça que le combat est aussi urgent. Si on pouvait tranquillement et sereinement faire un pas de côté hors du capitalisme (ou du patriarcat, ou de la suprématie blanche), on aurait déjà gagné un gros morceau du combat.
Cette façon de penser l’anticapitalisme assure la pérennité du système capitaliste :
1) elle condamne le combat anticapitaliste à rester ultra-minoritaire, alors qu’il nous concerne toustes ;
2) elle empêche de réfléchir à ce que pourrait être une sortie du système capitaliste.
Alors, je voudrais proposer une autre définition de l’anticapitalisme.
C’est considérer que le fonctionnement actuel de l'économie,
fondé sur l’appropriation du travail de presque toustes par quelques-uns,
entraînant une surconcentration des richesses (=le capital) au sein d’une toute petite minorité de la population ;
reposant sur une division raciste et genrée du travail,
mettant en danger tous les écosystèmes connus,
est injuste et invivable.
C’est ne pas se satisfaire de la hausse ahurissante des inégalités de richesse, en France et dans le monde.
C’est ne pas penser qu’il soit matériellement possible de faire croître l’économie à l’infini, dans un monde dont les ressources sont finies.
C’est ne pas accepter que des personnes s’intoxiquent et meurent pour fabriquer des vêtements qui seront brûlés, parce qu’on en produit beaucoup trop.
C’est se révolter quand on détruit des vies humaines et des écosystèmes entiers pour augmenter la fortune d’un vieux gars déjà plein aux as — si vous trouvez cette formulation démagogique, j’aimerais que vous ayez raison mais elle est malheureusement factuelle.
C’est croire qu’on peut faire mieux, et se demander ce à quoi un futur désirable pourrait ressembler.
Voilà.
A mon sens, si vous vous reconnaissez dans ce que je viens d'écrire, vous êtes déjà anticapitaliste.
Même si vous kiffez les paillettes ou aller chez Décathlon ou n’importe quoi d’autre du même genre.
Vous êtes légitime à exprimer votre mécontentement et vos espoirs. Vous avez le droit (et, dans une certaine mesure, le devoir) de participer à des mouvements collectifs de protestation.
Il n’y a pas besoin d'être un·e Pur·e pour entrer en dissidence.
Mais vous vous dites peut-être que le capitalisme c’est tellement immense, tellement englobant, que c’est impossible de lutter contre ?
Franchement, c’est une impression que je partage. Je me sens souvent dépassée par l’ampleur du problème.
Du coup, la semaine prochaine, je vous propose de réfléchir ensemble à la question suivante : comment on fait pour ne pas céder, dans nos luttes, au découragement ?
Il y aura un petit défi à relever, si le coeur vous en dit.
Rendez-vous mardi prochain.
Cet article est le premier d’une série sur l’anticapitalisme.
On va parler :
de la question du découragement face aux forteresses d’apparence imprenables, comme le capitalisme — avec un petit défi que je vous inviterai à relever, si ça vous tente, la semaine prochaine ;
de la différence entre vendre des trucs/gagner de l’argent et être capitaliste — pouvez-vous être anticapitaliste et demander une promotion ??
de ce qu’on peut penser du contre-argument le plus souvent opposé aux anticapitalistes — “oui d’accord le capitalisme c’est pas génial, mais le communisme c’était pire”,
de plusieurs ressources qui donnent à réfléchir sur le sujet — et pas d’essais marxistes hyper dur à lire, c’est promis, mais de beaux romans, des films, des podcasts.
Si le sujet vous allèche ou vous intrigue, je vous invite à souscrire un abonnement payant pour ne rien rater et soutenir mon travail sur ces sujets qui n’intéressent pas tellement la presse mainstream :
P.-S. : j’envoie tout mon love aux mecs à lunettes rondes qui lisent Trotski et aux meufs qui portent des sarouels en chanvre. Iels essaient d’inventer des façons de vivre et de faire politique que je respecte.
Juste, je ne pense pas que ce soit nécessairement la seule voie à suivre pour tout le monde. Ce n’est pas la mienne.
Ahaa! Anti ! Anticapitaliste! Ahaa! Anti! Anticapitaliste! ;)
Je pense à un punk à chien alors que je suis moi même anar haha
Mais je pense aussi à Bernard Friot qui explique que le salaire, c'est profondément anticapitaliste. Je pense à Bell Hooks dans son livre "Where we stand" qui est un petit livre, facile à lire, parlant de sa vie riche en aventures, qui met en exergue le racisme, le sexisme mais surtout la lutte des classes, comme un non dit, un taboo pour ceux qui perdent dans cette bataille, comme une honte d'admettre qu'on se fait pigeonner.
Pour ne pas se décourager, je n'ai pas tellement d'idée, on fait comme on peut et on avance, parce qu'on a pas le choix une fois qu'on a compris la situation. On apprend et on en parle, ne serait-ce que pour rappeler que ça existe et qu'il y a encore des gens qui croient qu'on peut faire mieux. Planter des graines et arroser, c'est le gros de la lutte.
Merci pour ce message tellement important <3
Sûr que c'est une réflexion capitale (si j'ose dire ^^) !