“Écrire, c’est aussi un métier !”
Entretien avec Lou Eve, autrice de Sous les Strates (éd. Les Escales, 2023)
Dites-moi que je ne suis pas la seule : l'été, je pars toujours en vacances avec plein de livres, convaincue que je vais passer tout mon temps libre à bouquiner.
Mais les heures passent étrangement vite quand on arrête de s’agiter… et puis je suis bien occupée à boire des cafés, dormir treize heures par jour et rêvasser.
Alors, chaque année ou presque, au moment de refaire ma valise pour rentrer, j’observe avec une pointe d’amertume la (lourde) pile de livres auxquels je n’ai pas touché, et je me promets de ne pas refaire la même erreur l’an d'après.
Chaque année ou presque… Mais pas cette-fois !
Parce que cet été, dans mes bagages, il y avait Sous les Strates (éd. Les Escales, 2023), le premier roman de Lou Eve.
Vous connaissez peut-être Lou pour son travail militant antiraciste sur le compte Instagram @la.charge.raciale, désormais @mangouinistan, ou bien pour sa participation à l’ouvrage collectif Nos Amours radicales (éd. Les Insolentes, 2021).
J’ai ouvert son livre avec l’indolence à laquelle le mois d'août m’invitait et… Je ne l’ai plus lâché, toute indolence oubliée, tant j’ai été happée par l’intrigue.
Plusieurs trajectoires s’y croisent : celle de Linh, jeune femme adoptée par des parents français au Vietnam, mais aussi celles de sa mère adoptive Françoise et de sa mère vietnamienne Minh. Ensemble, ces trois vies tissent un récit doux-amer, tendre et précis.
Loin d'être un roman à thème ou à thèse, le livre mêle habilement plusieurs thématiques : adoption internationale bien sûr, mais aussi trajectoire d’ascendance sociale, lesbianisme et plein d’autres encore que je garde pour moi histoire de ne pas tout vous spoiler.
Vous l’aurez compris, j’ai adoré ce roman – et je ne suis visiblement pas la seule : il a été sélectionné pour le Prix littéraire de la Vocation 2023. C’est la classe, pas vrai ?
Achetez-le, offrez-le, faites-le tourner !
Et puisque ce livre m’a beaucoup plu, j’ai proposé à Lou qu’on se rencontre.
Par chance, elle passait à Berlin : c’est à la terrasse d’un Späti, dans la chaleur de l'été berlinois et autour d’un café trop sucré, qu’on a pris le temps de discuter.
On a abordé :
la façon dont les études peuvent anesthésier le rapport à l'écriture ;
l’importance d'être accompagnée par des personnes professionnelles dans l'écriture ;
les enjeux symboliques et matériels de la publication d’un livre et le rôle d’Instagram dans l'accès à la publication ;
la relecture de ses textes par des ami·es proches : bonne ou mauvaise idée ? ;
les raisons qui peuvent pousser à écrire plutôt de la fiction qu’un essai ;
et pour finir, Lou vous propose un outil qui l'a aidée à structurer et cadrer son projet de roman.
Bonne lecture !
On va commencer avec mon grand classique : depuis quand écris-tu ?
Comme beaucoup, j’ai eu une expérience enfantine de l’écriture. Ça prenait des formes très innocentes et spontanées - déjà très jeune, j’aimais bien archiver et collecter mes souvenirs. Je tenais beaucoup de journaux où je racontais mes activités et mes émotions d’enfant. C’est touchant de les relire. J’avais envie d’écrire un livre et je disais toujours que je voulais écrire un roman.
Ensuite, avec les études, j’ai perdu ce lien à l'écriture. Surtout avec la prépa littéraire, paradoxalement. On nous a fait construire un rapport à l’objet littéraire hyper analytique. Je n’arrivais plus à lire autre chose que des essais, ou des trucs qui avaient un rapport avec mes études, et je n’écrivais que des trucs en rapport avec les études.
Même en sortant des études, avec le début de ma vie professionnelle, mon rapport à l’écriture était hyper anesthésié.
C’est revenu quand j’ai pu sortir la tête du travail et des études. J’ai pris le temps de poser un projet, et de me remettre à écrire, quand je n’avais plus d’activité salariée et professionnelle : c'était un espace de respiration. Soudain, tu as un espace cognitif pour te ressaisir de ta créativité, ce que l’on n’encourage pas quand tu étudies ou que tu travailles.
J’ai pu me reconnecter à mes émotions d’enfant vis-à-vis de l’écriture et de la lecture, me reconnecter à ce que j’écrivais gamine. J’ai retrouvé un rapport un peu plus spontané, un peu plus brut avec le fait d'écrire et de lire.
Je parle des deux ensemble car pour moi, c’est lié. C’est difficile d’écrire sans lire. Tu peux lire sans écrire… mais quand tu écris, ça me parait difficile de faire sans savoir ce qui s’écrit aujourd’hui – et d’ailleurs les gens qui écrivent sans se nourrir de ce qui se fait autour d’eux, en général ça se voit, ça se sent.
Désolée, je suis un peu longue !
Au contraire, tout ça est passionnant.
J’aimerais revenir plus en détails sur le moment où tu te reconnectes à l'écriture.
Comment tu t’y es prise concrètement ? Comment as-tu organisé ce “projet” ?
Je trouve ça intéressant de parler de l’écriture comme un métier. On imagine l’éclair de génie, on écrit d’un trait, on envoie le roman et voilà c’est fait. Non, pas du tout !
Moi, je suis accompagnée par quelqu’un dont c’est le métier, depuis le début.
J’ai d’abord été contactée pour le projet collectif Nos Amours radicales. Deux personnes de l’agence à l’origine de ce projet sont venues me chercher et ça m’a remis le pied à l’étrier. Le fait d’être publiée une première fois, ça te légitimise. Ça a été la première pierre.
Ça faisait un moment que j’avais envie d’écrire un roman, de retracer une trajectoire personnelle par l’autofiction. Comme j’étais déjà accompagnée par cette agente, qu’on se connaissait bien, je lui ai soumis mon projet avec une note d’intention. Avec ses conseils, j’ai pu me lancer dans l’écriture. Une fois que j’avais un manuscrit fini, elle s’est occupée du démarchage des maisons d’édition et de la négociation du contrat.
Tu as été contactée par cette agence parce que tu avais déjà une certaine notoriété grâce aux textes que tu publiais sur Instagram, c’est bien ça ?
D’ailleurs, c'était déjà de l’écriture, ton travail militant sur Insta, non ?
Le travail fait sur Insta, ça rentrait complètement dans les clous de ce que j’ai fait pendant ma scolarité. J’ai pris un sujet sur lequel j’avais envie de travailler, j’ai fait de la recherche pour bien sourcer et j’ai produit des textes qui, pour moi, relèvent plus de la structuration d'idées que de la création…. Je crois que j’avais aussi des problèmes de légitimité, je n’arrivais pas à considérer que c’était un travail d’écriture alors que c’en est un.
En tout cas, c’est ça qui m’a ouvert la porte, parce que c’est via ce travail que l’on m’a contactée.
Ça mériterait une analyse plus poussée : il y a énormément de personnes minorisées, LGBT+, racisées, qui ont pu accéder à la publication grâce à leur travail sur Instagram. Beaucoup d’entre elles se sont désormais éloignées d’Instagram pour revenir à un format papier.
Pour moi, ça s’est passé comme ça.
OK. Une fois que tu étais au clair sur ton envie d'écrire un roman, comment s’est déroulée l'écriture, concrètement ?
Je tiens à dire que je n’écris pas du tout tous les jours. C’est un truc qui m’a beaucoup embêtée et qui a joué sur mon sentiment d’illégitimité. J'avais l’impression que les vrais artistes, ils voient un truc dans la rue et paf ! ils écrivent dans leur carnet ou leurs notes de téléphone.
Moi, j’ai besoin de ne pas avoir de taf, d’être dans de bonnes conditions, à la fois sur le plan matériel et en termes de disponibilité mentale. Dans mon dernier emploi, qui était très dur, je n’ai pas pu me pencher sur d’autres projets d’écriture que Sous les strates, qui était déjà en cours. Ça m'embêtait, mais je n’y arrivais pas, je n’avais pas l’espace.
J’écris par phases et absolument pas tous les jours. Ce sont encore des réflexes peut-être un peu scolaires, mais c’est comme ça que je travaille. Je me pose sur ma chaise de bureau avec mon ordi devant moi et je me dis : aujourd'hui, ce serait bien que j’écrive quatre pages. Ou alors : aujourd’hui, j’ai envie d’aborder ça, et ce serait bien qu’à la fin de la journée j’ai fini ça. J’aime bien me mettre des objectifs.
Et maintenant, comment tu vis la publication ?
C’était un rêve d’enfant. Énormément de personnes ont ce rêve.
Ce n’est pas une fin en soi. Mais il y a quelque chose de différent dans la réception, dans le fait de savoir que mes mots sont mis en forme et rassemblés dans un objet que les gens vont pouvoir toucher et sentir. Je trouve que ce n’est pas la même chose que le format en ligne, sans vouloir faire boomer !
C’est aussi une étape importante d’être publiée en mon nom propre. Nos Amours radicales c’était collectif, on était 8 auteurices. Là c’est autre chose, c’est un autre enjeu. Ça change mon rapport au travail d'écriture qu’une maison d’édition valide ce roman. Il y a un truc d’ego, des enjeux de rétribution symbolique…
Et puis le fait d’être payée compte pour moi. Même si, on le sait, les contrats d’édition en France, c’est pas la panacée. Mais le fait d’avoir produit du travail, de percevoir une avance que tu négocies et qui se matérialise sur ton compte en banque, c’est important. Il y a aussi des enjeux de rétribution matérielle !
Si on compare avec Instagram, ou tu produis du contenu diffusé gratuitement à des milliers de gens, sur une plateforme qui invisibilise les minorités et se fait du profit sur ton travail gratuit… Ça change.
Niveau thunes justement, ça donne quoi ?
Comme beaucoup, j’aimerais vivre de mon écriture. Je n’y suis pas encore mais c’est un réel objectif.
Je suis au chômage pour la deuxième fois. C’est beaucoup de bricolage. Tu ne peux pas calquer un mode de vie salarial sur la profession d’artiste-auteur. Il faut lâcher prise, accepter que ça prenne du temps comme toute transition pro, repenser ton état d’esprit en diversifiant ses sources de revenus… Sinon, tu te retrouves avec une sensation de privation. Si tu veux gagner exactement la même chose qu’en étant salariée, avoir exactement le même mode de vie, tout ce que tu ressens, c’est du stress et de l’instabilité.
C’est important de discuter avec d’autres artistes-autrices. On idéalise beaucoup ce métier, mais il y a plein de considérations triviales qu’il faut connaître : auprès de qui tu déclares tes revenus, quel statut tu prends - comme le statut d’artiste-auteur, moi je ne savais pas que ce statut existait !
Idem pour les agents littéraires, si tu ne le sais pas, tu peux passer beaucoup de temps à la recherche des contrats, pour négocier… C’est important de s’entourer de gens dont c’est le métier, et à titre personnel ça a été déterminant pour moi de ne pas être parasitée par toute cette logistique.
Écrire, c’est aussi un métier, pas seulement une vocation. Ce n’est pas un truc inné qui tombe du ciel !
Tout le monde peut écrire – je pense qu’il y a des gens qui ont plus de choses à apporter que d’autres, mais ça reste un métier et il faut s’entourer de professionnels, pour le processus d’écriture mais aussi pour la partie administrative et financière.
Tu parles d'être entourée de professionnels et je me demande qui sont tes soutiens dans l’écriture ? Est-ce que tu as besoin d’avoir des gens autour de toi ?
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