A la base, moi, j’aimais bien Emily in Paris.
Bien sûr, l’intrigue est nulle et le jeu des acteurs déplorable, bien sûr ce Paris chic de pacotille, mis en scène pour appâter le public américain, est absurde et irréaliste au possible, bien sûr politiquement ça chante une ode (médiocre) au capitalisme et à l’économie de marché.
Mais jusqu’à récemment, je trouvais dans cette série une sorte de répit. Je mettais mon cerveau en pause. On commentait les tenues ridicules de l’héroïne avec les copaines et ça m’allait.
Et puis la dernière saison, je n’ai pas pu.
L’omniprésence des placements de produit commerciaux, au point où on doute de qui, l’intrigue ou la pub, est le prétexte et le support de l’autre ;
L’apparition de placements de produits idéologiques, comme le produit “macronisme” avec la participation extrêmement déplacée de Brigitte Macron ou encore le produit “Eglise catholique” avec ce prêtre tout mignon et teeeeellement à l’écoute ;
Les comportements toxiques des personnages masculins présentés comme normaux (malgré un vernis vite écaillé de girl powa et de sororité)
— je n’ai pas pu.
Au bout de quelques épisodes, j’ai dû me rendre à l’évidence.
Ce doudou sentait le rance et me retournait l’estomac.
Une copine, qui partage mon goût pour la série, m’a demandé où j’en étais dans la saison 4.
Je lui ai expliqué que j’avais dû abandonner le visionnage : j’avais vraiment trop l’impression d’assister à une parade néofasciste.
Même quand les costumes sont bien faits, les défilés autoritaires, ça me détend moyennement.
Elle m’a répondu :
“Ah oui, je vois ce que tu veux dire.
“En fait, moi, quand ça ne me plaît pas, je fais avance rapide et je continue de regarder le reste”.
Sa réplique m’a soufflée et m’est restée en tête.
On est nombreux·ses à faire : avance rapide.
En ce moment et depuis longtemps.
La police qui déchire à coup de cutters les tentes de personnes exilées ? Avance rapide.
Un génocide ? Avance rapide.
Un gouvernement constitué de personnalités politiques homophobes, racistes et réactionnaires ? Avance rapide.
Des centaines de morts civiles ouvertement revendiquées par un Etat censément “démocratique” ? Avance rapide.
Viols et féminicides ? Avance rapide quand les agresseurs sont blancs et instrumentalisation éhontée quand ils sont racisés, comme si le sort des femmes n’avait de l’intérêt qu’à la condition que ça permette de taper sur une autre minorité.
Iels prétendent que ça n’existe pas. Iels vivent dans une sorte de déni. Une sorte de confort. Une part de moi les envie, une autre les prend en pitié.
Et en même temps, bien sûr que moi aussi, parfois, souvent, je regarde ailleurs.
Bien sûr que moi aussi, je fais avance rapide.
D’ailleurs, si j’ai pu apprécier les 3 premières saisons de cette série, c’est parce que mon privilège m’a permis d’ignorer tout ce qui n’allait pas dès les premières images.
Un souvenir s’invite.
Cours d’histoire au collège, stylo-plume à l’encre bleu foncé, grésillement du néon au dessus de ma tête. La main tordue pour ne pas tacher la feuille – je suis gauchère. Voix nasillarde du prof qu’on adorait.
Il nous parlait du concept de brutalisation de la société. Après la première guerre mondiale.
Je vous mets la définition de Wikipédia :
“La brutalisation est un concept historiographique majeur, élaboré par l'historien George L. Mosse, un historien américano-allemand du XXe siècle, dans son ouvrage De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, publié en 1990.
Il désigne l'acceptation d'un état d'esprit issu de la Grande guerre qui entraîne la poursuite d'attitudes agressives dans la vie politique en temps de paix.”
Moi j’ai l’impression que la brutalisation n’a jamais cessé.
Sur nos écrans des massacres.
Et des vidéos de chatons.
Des enfants sans vie.
Emily in Paris.
A ce stade ce n’est plus de la dissonance cognitive. C’est un cauchemar.
Et pourtant il faut bien vivre.
Je ne crois pas que renoncer à la joie, à la légèreté, soit une chose souhaitable, ni tout à fait possible.
Alors je ne vois pas d’autre chemin que de s’équiper d’œillères, en essayant de choisir intelligemment où, quand et avec qui les porter.
Aussi et surtout : en pensant à les retirer.
J’ai l’impression que l’enjeu, c’est de s’endurcir assez pour continuer de vivre, sans s’endurcir au point où on finit par n’agir plus qu’en fonction de ses propres intérêts.
J’essaie de trouver un chemin entre la résignation et l’épuisement.
De me frayer une voie entre le cynisme et l’idéalisme.
Vous aussi, j’imagine.
Dites, comment vous faites ?
Asking for a friend.
P.-S. : parce qu’écrire est l’un des remèdes que je trouve au désespoir et au cynisme, j’ai particulièrement hâte de vous annoncer le programme des prochains ateliers d’écriture de 1 heure (ces ateliers sont réservés aux personnes qui ont pris un abonnement payant).
Je vous dévoilerai les thèmes la semaine prochaine, en attendant voici déjà les dates et les horaires pour celleux qui aiment bien s’organiser à l’avance :
lundi 14 octobre, 12-13h
jeudi 7 novembre, 18-19h
jeudi 5 décembre, 18-19h
Je fais du mieux que je peux. J’ai créé un second compte Instagram. Le premier est pour la réalité, Gaza, féminisme, etc. Le second est pour les chatons, l’art, la bouffe. Ça me permet de respirer. Parce que certains jours je n’arrive pas à regarder le premier, c’est simplement trop dur. Et je suis consciente de dire ça en étant relativement protégée et privilégiée. Je peux déconnecter.
Je me suis éloignée des séries "réalistes" pour me remettre sur des animés loin de sociétés capitalistes ou l'intrigue nous laisse entendre qu'un groupe lutte ensemble pour rendre le monde meilleur et j'ai découvert récemment des petits comptes instagram qui permettent de se mobiliser via des activités qui me font décrocher des écrans (le tricot pour collecter des fonds avec mailles solidaires ou le peacetober challenge solidaire du type inktober). Mais la solution miracle reste les échanges et l'appartenance à un collectif militant qui me sort de ma solitude et me donne espoir.