"Il faut parler au plus grand nombre"
Entretien avec Daisy Letourneur, autrice de "On ne naît pas mec"
Parler des hommes dans une perspective féministe est un exercice de haute voltige.
Et je dois avouer que la plupart du temps, ce que je lis ou entends sur la question “des masculinités”, comme on dit, m’agace plus que ça ne m’éclaire.
Côté Charybde : les féministes blanches qui parlent des hommes comme des dominants absolus avec zéro analyse de la dimension raciale de l’affaire, histoire de ne pas avoir à s’embêter avec la prise en compte de notre participation active au racisme.
Côté Scylla : le grand chœur de toustes celleux qui clament que “les hommes souffrent autant que les femmes du patriarcat, il faut avant tout les réconcilier avec leur intériorité” – en occultant complètement que notre société est déjà obsédée par les hommes cishet et qu’on passe déjà notre temps à empathiser avec ce qu’ils traversent. Même quand ils viennent de tuer leur femme à coup de hache, c’est à leurs émotions qu’on s’intéresse (“non mais il faut le comprendre, la soupe était trop froide…”).
Sans même parler de notre tendance collective à refuser de voir à quel point le patriarcat repose sur de “bons pères de famille” (formule que j’emprunte à Rose Lamy, autrice d’un livre éponyme) : les hommes qui violent, tuent et détruisent les femmes et les enfants qui les entourent ne sont pas des monstres aux marges de la société, mais des “monsieur-tout-le-monde” à qui personne ou presque n’ose s’opposer.
Bref, les occasions de souffler fort par le nez sont nombreuses.
Je ne vous dis pas ça pour vider mon sac.
Bon, OK, ça m’a fait plaisir de vider mon sac.
Si je vous en parle aujourd’hui, c’est aussi pour vous conseiller un des rares ouvrages sur le sujet que j’ai trouvé puissant, intelligent…
et, cerise sur le tiramisu : drôle.
J’ai nommé : On ne naît pas mec, de Daisy Letourneur, paru en 2022.
Vous connaissez peut-être aussi Daisy Letourneur comme l’autrice du blog “La Mecxpliqueuse” (peut-on convenir du fait que c’est le MEILLEUR NOM ?!) où elle écrit sur les masculinités depuis 2017.
Son essai est super bien foutu, riche, sourcé, avec de petits dessins qui font glousser et plein de références pour creuser encore plus les sujets qui retiennent votre intérêt.
Je vous le recommande vivement !
Je ne résiste pas au plaisir de citer le paragraphe concluant le chapitre sur le fait que les hommes sont coupés de leurs émotions (un sujet que j’abordais la semaine dernière). J’ai envie de l’imprimer et de l’encadrer dans mon salon :
“On ne peut pas vaincre le patriarcat en appelant les hommes à devenir plus sensibles quand notre société les incite systématiquement à ne pas l’être et les récompense pour ça. La psychologie masculine découle du patriarcat, pas l’inverse. Pour le faire tomber, il ne suffira pas d’espérer rendre les hommes plus gentils.”
Daisy est également membre du collectif Toutes Des Femmes, qui lutte pour les droits des femmes transgenres.
En ce moment le collectif porte une pétition pour le changement d’état civil libre et gratuit, que plus de 35 000 personnes ont déjà signée – dont moi : faites comme nous !
Ça prend 2 minutes et ça peut changer la vie de milliers de personnes.
Comme j’ai adoré son livre, j’ai eu envie de m’entretenir avec elle.
On a parlé de...
L'étrange début d'une carrière d'écrivaine dans un garage
Comment un blog personnel est devenu un livre publié
L'équilibre délicat entre humour et sérieux dans l'écriture féministe
Pourquoi il est crucial de publier rapidement de petits textes quand on veut écrire
Et même d’orages bretons !
Bonne lecture.
Depuis quand écris-tu ?
Depuis que je sais écrire. La première chose que j’ai écrite dont je garde un souvenir précis, en dehors du cadre scolaire, c'était un jour où j’étais malade. Ma mère m’avait emmenée avec elle au travail – dans un garage, avec mon père. J’ai pris un bloc-notes avec le logo d’une marque d’huile de vidange et dessus j’ai écrit une histoire courte, une sorte de nouvelle, même si je ne connaissais pas ce mot à l'époque. Je devais avoir 7 ou 8 ans, et après ça, j’ai eu des petits projets d’écriture qui n’allaient pas loin. On écrit deux pages et puis on oublie, on passe à autre chose.
Vers mes 10 ans, j’ai commencé à dessiner en plus parce que j’étais fan de BD, de X-men et tout ça. Je me suis mise à dessiner des BD, j’ai écrit et dessiné pendant une quinzaine d’années, de mes 10 à mes 25 ans.
Ça a été ça pendant assez longtemps, puis après, je suis devenue journaliste vers mes 25 ans. J’écrivais pour des sites internet, critique musicale, critique de BD, plutôt sur la culture. L’écriture plaisir a reculé à ce moment-là, et j’ai plutôt développé cette habitude d’écrire pour des blogs, d’écrire rapidement. J’ai maintenu cette activité de journaliste pendant quelques années – j’ai fait des allers-retours professionnellement entre journalisme et communication, selon l’endroit où on voulait bien me payer. Quand je n’étais pas payée pour écrire en tant que journaliste, je faisais des blogs. Et en 2017, j’ai commencé le blog Le Mecxpliqueur, devenu La Mecxpliqueuse, un blog perso mais que je voulais sérieux, qui a amené un éditeur à me contacter pour écrire un livre.
Ah justement, ça m’intéresse.
La publication de ton premier livre, comment ça s’est joué ? Tu peux nous raconter plus en détail ?
Grégoire Chamayou, en charge de la collection Zones à La Découverte, m’a approché. Un peu de nulle part pour moi, mais je savais que le blog avait eu un certain écho, et j’avais un peu cet espoir là, même si je n’avais pas fait de démarches pour me faire publier. Le blog était très alimenté en 2017-2018, puis il a été mis en sommeil pour l’écriture du livre. Je pourrais le réactiver, mais je me demande si je ne devrais pas plutôt passer à une newsletter.
J’ai eu beaucoup de chance, car ça m’est tombé tout cuit. Un éditeur voulait faire un livre avec moi sur la base du blog, dans une très chouette collection, et je n’avais pas du tout à les convaincre.
Par contre, concrètement, pour transformer un blog en livre, c’était un sacré travail. Si j’avais mis tout ce que j’avais écrit pour le blog dans le bouquin, ça aurait été trop court, et puis je n’étais plus d’accord avec certaines choses que j’avais écrites, sans même parler du fait que j’ai transitionné en cours de route. Il y avait un ton très léger qui n’aurait pas convenu dans un livre, ou pas à ce niveau-là. J’ai dû écrire tout un tas de choses en plus et réécrire ce qui existait déjà. Un blog, c’est fait pour être lu en 5 minutes, sur téléphone ou écran d’ordinateur en faisant autre chose, alors qu’un livre, c’est une autre expérience de lecture. On y passe plus de temps. J’ai essayé de trouver un équilibre entre les deux, de faire du livre quelque chose qui ait plus de consistance tout en gardant un ton léger et un propos qui se lit facilement.
Mon objectif, c’était que ce soit accessible, je voulais que ça touche le public le plus large possible, parce que je traitais de sujets qui ne sont pas forcément complètement nouveaux. En féminisme et en études des masculinités, beaucoup de choses avaient déjà été dites. Je voulais m’adresser aussi à des personnes qui débutent sur ces questions tout en n’ennuyant pas trop les autres. J’ai utilisé l’humour, des dessins, des chapitres courts.
Je n’ai pas que des idées neuves, mais j’ai une capacité, développée en étant journaliste, à écrire d’une façon simple, claire et compréhensible. Le fait d’avoir écrit sur des blogs, de recevoir des commentaires, c’est une école super dure, super chouette, où on est tout de suite confrontée aux éditeurs les plus sévères qui soient : les lecteurs. Ils disent si ça leur a plu, s’ils ont compris ou pas, et quand ce n’est pas clair, il faut avoir l’humilité de le reconnaître. Il faut simplifier, faire moins la maline à chercher des tournures de phrases intelligentes, parce qu’on perd en clarté.
J’ai développé cette préoccupation d’être claire et compréhensible. Quand j’écrivais la critique dévastatrice d’un album des Red Hot Chili Peppers, ce n’était pas bien grave si on ne comprenait pas tout, mais maintenant que je parle de sujets féministes et queers, ça me tient vraiment à cœur.
Tu prends un risque en choisissant d'être accessible, d'utiliser l'humour... Le risque qu'on te déconsidère en tant qu'autrice et théoricienne.
J'en ai conscience car j'ai fait le même choix que toi et c’est un truc auquel je tiens énormément, même si ce n’est pas toujours la stratégie la plus “payante” dans certains cercles.
Pourquoi ce souci de l’accessibilité pour toi ?
Oui, en écrivant mon livre, je me demandais vraiment comment ça allait être reçu. Un livre avec de l’humour, des dessins, publié dans une collection quand même très sérieuse, où il y a rarement des illustrations…
J’observe qu’il y a un certain nombre de discours politiques, y compris à gauche et dans les milieux queers, qui se complaisent dans une forme d’obscurité. Ça fait très plaisir à certain·es d’inventer des mots et que toutes les deux phrases on écrive "biopolitique" ou d'autres termes similaires, mais on perd pas mal de lecteurices en faisant ça.
C’est marrant, parce que j’utilise le terme "lecteurices", en langue inclusive, et certaines personnes vont dire qu’on n’y comprend rien, que c’est horrible ces mots inventés, et ensuite écrivent des livres qu’il faut avoir un bac +5 pour comprendre.
Moi, au contraire, je crois que tout le monde peut comprendre "lecteurices" et que tout le monde ne peut pas forcément comprendre des concepts comme "biopolitique" ou "postmodernisme". Je m’intéressais surtout à ces gens qui ne vont pas lire Judith Butler – et ce n’est pas du tout contre Judith Butler. Elle fait un travail académique, elle s’adresse aux autres universitaires, et c’est très bien. Mais moi, je voulais m’adresser à un public plus large, et c’est important aussi.
Beaucoup des idées présentes dans mon livre viennent des féministes matérialistes des années 70-80, et ces idées-là n’étaient toujours pas arrivées dans le discours mainstream il y a 10 ans. Ça montre que si on veut faire avancer les choses, diffuser ces idées, il faut parler au plus grand nombre. Ça ne nécessite pas de sacrifier la complexité du propos pour autant. Les personnes dont je parle, qui n’ont pas forcément fait d’études très poussées, ne sont pas plus bêtes que les autres !
Dans la communauté trans, par exemple, il y a énormément de personnes brillantes qui ont lâché leurs études à cause de la transphobie et qui peuvent être intimidées par des discours académiques, comme moi j’ai pu l’être par le passé. Ces personnes-là pourraient être intéressées par des théories qui, parce qu’elles sont exprimées dans un langage qui n’est pas le leur, leur restent inaccessibles – et ce sont aussi des personnes qui ont beaucoup d’idées à exprimer.
Je suis bien d’accord !
Comment, concrètement, tu t'organises pour écrire ?
Je suis curieuse en particulier de la façon dont tu articules tes recherches à la rédaction, comment tu fais ce travail de “traduction” de textes académiques.
Le blog a beaucoup évolué. Au départ, c’était un projet assez modeste où les recherches se faisaient en ouvrant quelques onglets grâce à Google. Je l’ai ouvert sans vraiment savoir à quoi je m’attaquais, l’ampleur du sujet, l’ampleur de tout ce qui avait déjà été pensé. Les masculinités, en 2017, on n’en parlait pas encore beaucoup. J’ai commencé à peu près au moment où Victoire Tuaillon a lancé Les Couilles sur la table.
Au début, le sujet de chaque article était souvent une question que je me posais : pourquoi dit-on que les hommes font ceci ou cela ? Quelle est la différence entre séduire et harceler ? C’était une question que je me posais beaucoup à l’époque, avant ma transition.
En publiant, j’ai reçu des commentaires, des critiques, et à chaque fois je me suis dit : "Mince, il faut que je level up !" Dans mes recherches, je découvrais des autrices citées, des théories. Je me notais dans un petit carnet : "pour tel article, il faudrait que je lise ça, enquêter sur telle théorie". Le blog est devenu petit à petit de plus en plus solide, rien que la longueur des articles a triplé au fil des années. C’est devenu basé sur des sources plus intéressantes. Je commençais à remonter à la source des informations. Par exemple, quand je lisais un article sur Slate qui parlait de consentement, je me disais "OK, mais il y a cette autrice-là qui est citée, je vais aller voir, lire sa fiche Wikipédia, voir quels bouquins elle a écrits, en lire au moins un."
À chaque fois, je prenais des notes, je suivais les références. Et c’est comme ça, par un effet de découverte, de plongée de plus en plus profonde dans un sujet. Si je voulais écrire sur les émotions des hommes, je lisais un article qui était un résumé d’un bouquin, puis je lisais le bouquin lui-même.
Après, il y a un moment où il faut s’arrêter. Ça, c’est difficile aussi. Parfois, j’aimerais avoir tout lu avant de prendre la parole, et je me sentirais très assurée, mais malheureusement, si je fais ça, j’aurai 80 ans et je n’aurai jamais rien écrit.
Tout ça doit prendre beaucoup de temps.
Financièrement, en tant qu'autrice, ça se passe comment ? Tu arrives à écrire en travaillant à côté ?
Je ne me suis jamais dit que j’allais vivre des ventes de livre, et le blog n’a jamais atteint un niveau où j’ai envisagé de le monétiser. Peut-être que si je le lançais aujourd’hui, je ferais autrement, avec une newsletter payante, un Tipeee ou un Patreon. J’ai de la chance, le livre s’est bien vendu, mais pas assez pour en vivre.
J’ai un travail alimentaire à côté. Je travaille dans la communication, c’est pas trop mal payé, et en plus, j’ai pu passer aux 4/5 pour me consacrer davantage à l’écriture. J’ai été invitée à participer à différents projets, des ouvrages collectifs, des événements rémunérés de temps en temps, ce qui me permet de maintenir ce rythme de 4/5.
Évidemment, j’aimerais vivre de l’écriture, mais je n’ai pas envie de faire de gros sacrifices pour y arriver, parce que je gagne ma vie autrement. Les sacrifices que je ne veux pas faire, ce sont des sacrifices sur mon écriture. Toute la période où j’étais journaliste, j’écrivais beaucoup, assez vite, je faisais de mon mieux, mais on ne choisit pas toujours ses sujets, on n’a pas toujours le temps de les creuser comme on voudrait, et parfois on fait des choses dont on n'est pas super fière.
Aujourd’hui, en ce qui concerne des essais politiques, communautaires, qui me tiennent à cœur, je ne veux pas écrire sur ce mode-là. Je veux prendre le temps de bien faire les choses, sans être pressée par la nécessité financière.
Au-delà des thunes, qui te soutient dans ton travail d'écriture ?
L’écriture est une activité assez solitaire pour moi, et c’est quelque chose que j’aime bien faire de mon côté. À côté de ça, je fais du travail en équipe et du militantisme, donc l’écriture, c’est vraiment mon truc à moi.
Cela dit, j’ai une amie très proche qui est un peu ma relectrice officielle. Parfois, je demande des relectures à d’autres amies. J’ai des amies qui écrivent aussi, mais au-delà de ça, je le fais seule. Je n’implique d’autres personnes qu’à l’étape de la relecture. La recherche et l’écriture, c’est vraiment dans mon coin.
Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui veut écrire, ou qui écrit déjà mais qui veut aller plus loin dans sa pratique ?
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