C’est, pour beaucoup de gens, une évidence : les femmes sont plus émotives que les hommes.
Ceux-ci sont davantage rationnels.
Faites la recherche : “homme rationnel, femme émotionnelle” sur Google et vous allez tomber sur pléthore de résultats qui vous disent, de façon plus ou moins subtile, que les femmes sont des créatures d’affect et les hommes, des êtres analytiques.
Bon… J’ai envie de dire : regardez les réactions des supporters à un match de foot, ou bien l’état maladif dans lequel se met n’importe quel homme à qui une femme cloue le bec en débat. Rationnels, vraiment ?
Mais j’ai conscience que c’est un peu court.
Parce ce qui est paradoxal et intéressant, c’est que cette idée, qui sent très fort le bullshit hétéropatriarcal…
est souvent reprise par des féministes.
“Ah là là, les hommes ne comprennent rien aux émotions alors que nous on est super fortes. GIRL POWA.”
Variante : “les hommes souffrent terriblement d’avoir si peu d’émotions et, pour défaire le patriarcat, nous devons leur apprendre à pleurer.”
Alors aujourd’hui, j’ai envie de creuser ce sujet.
Les femmes bénéficient-elles d’un accès plus libre, serein et direct à leurs propres émotions que les hommes ?
Première remarque : les hommes sont assez bons, je trouve, pour exprimer leur colère, leur agacement, leur malaise ou même leur désir
– bien plus que la plupart des femmes que je connais.
Ce qu’ils peinent à exprimer, ce ne sont pas “les émotions”, c’est un type d’émotions bien particulier : celles qui les mettent dans une position de fragilité, comme la tristesse ou le doute.
De façon symétrique, il me semble que les femmes n’ont pas accès, elles non plus, à toute la gamme des émotions.
Avez-vous essayé d’être une femme et de vous mettre en colère dans une assemblée masculine ? Bonne channnnnnce.
Les émotions ont un genre, comme le montre une étude de 1976 dans laquelle des adultes visionnent une vidéo de bébé qui pleure à la suite d’un jouet qui les a pris au dépourvu (un “diable qui jaillit de sa boîte”) :
Si on leur dit que c’est une petite fille, son émotion est davantage interprétée comme de la tristesse.
Si le bébé sur l’écran est présenté comme un garçon, alors les participant·es à l’étude estiment plutôt que l’enfant est en colère.
Pour rigoureusement les mêmes images, le même enfant, la même manifestation émotionnelle, on va attribuer une émotion différente en fonction du genre assigné. C’est stupéfiant, vous ne trouvez pas ?
(Si les études scientifiques sur ce sujet vous intéressent, je vous conseille ce papier de 2000, en anglais : The Gender Stereotyping of Emotions, déjà un peu ancien mais qui est compréhensible et synthétique.)
Plutôt que de dire que les femmes sont émotionnelles et non les hommes, je pense qu’on devrait dire que les hommes et les femmes ont accès à une gamme restreinte d’émotions.
Deuxième remarque : quand on dit qu’on apprend aux filles puis aux femmes à exprimer et accueillir “les” émotions, je pense qu’on devrait tout de suite apporter une nuance importante.
Ce que j’observe autour de moi, c’est que les femmes sont plutôt fortes pour lire, anticiper et accueillir les émotions… des autres.
Par contre, quand ça les concerne directement elles, souvent c’est tout de suite beaucoup moins évident.
Je pense à toutes ces copines qui sont restées super longtemps en couple avec quelqu’un qu’elles n’aimaient plus, mais qui n’arrivaient pas du tout à s’en rendre compte.
Je pense à toutes ces copines qui ont le ventre qui se tord dans telle ou telle situation mais ne comprennent pas du tout pourquoi et en concluent qu’il y a un truc qui cloche chez elles.
Je pense à toutes ces copines qui réalisent avec surprise, des années (et beaucoup de thérapie) plus tard, qu’en fait elles ne sont pas tristes à propos de tel ou tel sujet, mais plutôt BIEN VÉNÈRES.
Je pense au fait que les femmes lesbiennes font, en moyenne, leur “coming-out” bien plus tard que les hommes gays : visiblement, on met du temps à savoir ce qui nous plaît vraiment.
Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire du yaourt salé ?
Virginie Despentes l’évoquait dans une interview pour Le Monde, et d’après cet article du Nouvel Obs, ce sont en fait des images issues d’une émission de télé espagnole.
On fait mine de tourner une publicité pour un yaourt avec des enfants. La consigne : manger le yaourt et sourire.
Sauf que le produit a été salé à l’insu des bambins : son goût est donc, au mieux, déroutant et, au pire, dégoûtant pour un enfant qui ne s’y attend pas.
La plupart des petits garçons vont exprimer leur surprise par une grimace, même s’ils savent qu’ils sont filmés, ce qui paraît assez logique.
En revanche, la plupart des petites filles vont sourire comme si de rien n’était devant la caméra.
En d’autres termes :
Le petit garçon exprime authentiquement ce qui se passe pour lui
La petite fille, elle, fait “mine de rien”.
Elle sait que son expérience intérieure doit passer après sa conformité à l’attente sociale.
On lui a dit qu’elle devait aimer : elle produit le spectacle exigé. Elle sourit.
On pourrait se dire que c’est super, que ces petites filles sont plus “matures”, qu’elles ont davantage de self-control.
Moi, je trouve ça d’une tristesse absolue.
Car le problème, c’est qu’au bout d’un moment, à force de feindre, à force de prétendre qu’on va bien ou qu’on aime quelque chose quand ce n’est pas le cas…
On finit par ne plus bien savoir où commence le mensonge et où s’arrête la vérité.
L’expérience du yaourt salé est, à mes yeux, une démonstration éclatante du fait que les premières qui doivent se couper de leurs émotions, en patriarcat, ce sont les femmes.
Parce que la priorité, ce ne sont pas leurs sentiments, ce sont les ressentis des autres.
Cette priorité donnée aux autres, ça se voit jusque dans l’écriture introspective, avec des femmes adultes.
Alors même qu’elles écrivent “juste pour elles”, j’observe que les femmes que j’accompagne ont souvent de grandes difficultés à s’exprimer authentiquement.
Elles sont tout de suite rattrapées par la peur d’être lue, même quand c’est objectivement quasi impossible.
Ou bien elles s’emmêlent dans la culpabilité : elles se sentent tellement mal d’exprimer des trucs “inappropriés” qu’elles ont besoin d’aide pour réussir à creuser.
Ou encore, elles n’arrivent pas à prendre le temps d’écrire parce qu’il y a toujours des demandes (extérieures) qui leur paraissent plus importantes que leurs besoins (intérieurs).
La pratique régulière de l’écriture introspective permet souvent de dépasser ces blocages, mais c’est justement dur d’être régulière et assidue dans l’écriture quand on se sent inauthentique, voire paralysée.
C’est pour ça que je trouve utile et nécessaire d’organiser des ateliers collectifs d’écriture introspective, alors que ça peut sembler antinomique.
Après tout, on pourrait se dire que l’introspection, c’est un truc de soi à soi.
Mais le groupe donne beaucoup de force et d’élan pour se rencontrer soi-même. Les discussions avec les autres permettent de se donner des autorisations : on entend une personne exprimer quelque chose qui, tout d’un coup, résonne pour nous, ou alors au contraire on réalise qu’on vit les choses de façon très différente, et le contraste nous permet de mieux comprendre notre vécu.
(Et bien sûr, les exercices d’écriture sont pensés pour lancer l’écriture avec plus de facilité et de souplesse que lorsqu’on est seul·e face à sa feuille.)
Ca vous parle ? Le programme “Ecrire pour s’affirmer” est déjà complet mais je proposerai bientôt d’autres ateliers d’écriture.
Au total, je ne pense pas que les hommes soient rationnels et les femmes émotionnelles.
Je crois que les hommes et les femmes, en régime patriarcal, n’ont accès qu’à une petite partie de leur intériorité.
Je crois aussi que les femmes et les personnes sexisées sont, dans l’ensemble, dressées à anticiper les émotions des autres (en particulier des hommes) et à tenter de s’y adapter, tandis que les hommes sont entraînés à ignorer les affects de ceux qui les entourent (en particulier des femmes).
En ce moment, j’entends partout que pour détruire le patriarcat, il faut que les hommes apprennent à accueillir leurs émotions.
Il me semble que c’est bien davantage une urgence pour les femmes et les personnes sexisées.
On veut absolument parler des hommes ?
Alors d’accord :
Que des vérités dans cette édition du grain ! Je trouve l'analyse que les hommes comme les femmes ont accès à un spectre restreint de leurs émotions et aussi celle comme quoi les femmes sont éduquées à s'adapter, très juste. Merci !
J'ai encore entendu ce matin au café "ne parle surtout pas de ta santé mentale, sinon ta carrière est fichu, c'est une preuve que t'es fragile, t'es pas fiable" le chemin pour les hommes est encore long pour comprendre que l'on à le droit d'exprimer autre chose que de la colère.
Peux importe la personne, être dans l'émotion c'est être tout sauf rationnel (selon moi)
J'en parle de ce cliché que tu as évoqué dans un podcast qui sortira (normalement à la fin du mois), sur le trouble borderline, en tant qu'homme, vu que c'est les émotions qui sont pas bien comprise j'ai mit du temps à comprendre ce que je vivais.