Je n’ai jamais vraiment vibré pour la journée du 8 mars.
Je la soutiens bien sûr et intellectuellement, je comprends l’intérêt de dédier une journée à la cause féministe au niveau mondial. Cela incite et facilite l’organisation d’événements militants à travers les pays, oblige des médias souvent peu soucieux du sujet à le traiter plus en profondeur et marque l’importance de la libération des femmes pour nos démocraties, à la façon du 1er mai pour les droits et l’émancipation des travailleureuses.
Et pourtant, très honnêtement, je ne suis jamais parvenue à m’enthousiasmer pour ce que représente cette journée.
Pourquoi cela ?
Le plus facile, ce serait de prétendre que c’est à cause de la récupération à la fois commerciale et sexiste de ce jour de lutte.
Les roses distribuées aux dames à l’entrée des magasins où elles auront la joie de s’offrir des aspirateurs en soldes : capitalisme et misogynie, le meilleur des deux mondes en somme.
Et puis, les péripéties de mes vies professionnelle et personnelle me conduisent à ne pas me trouver dans une grande ville cette année. Pas de marche donc pour moi cette fois, je vis les manifs à travers les réseaux sociaux. Comme souvent, j’ai la sensation que les images vues à travers mon écran creusent le manque au lieu de le combler.
Je suis tentée de vous dire que c’est pour ces deux raisons, et uniquement pour ces deux raisons-là, que le 8 mars me met mal à l’aise. Je serais sûre, ainsi, de faire bonne figure et de ne vexer personne.
La vérité est, comme souvent, à la fois plus subtile et moins noble.
Si je peine à m’approprier le 8 mars, c’est aussi parce qu’étant la « féministe de service » depuis à peu près toujours, chaque année, beaucoup de proches et de moins proches me souhaitent cette « fête » avec une sorte d’attente goguenarde, l’air de dire : voilà, c’est ton jour. Profites-en. Utilise-le à bon escient : après tout, il ne revient qu’une fois par an.
Je ne sais pas quoi faire de leur impatience implicite. Je déteste cette espèce de défi auquel les féministes sont soumises à tout bout de champ, ce sans-gêne avec lequel on nous demande de produire la démonstration de notre légitimité.
Je me sens bête, aussi : je me dis féministe, et pourtant je n’ai pas, toute prête, une liste de revendications à la fois réalistes et exigeantes à leur brandir sous le nez. Prise en défaut : rien d’assez Politique, d’assez Sérieux dans mes tiroirs.
A l’intérieur de ce manquement se cache une autre culpabilité, comme une poupée gigogne (la dernière de la série ?).
Demi-avoué, accompagné des lambeaux d’une vieille honte : celui de ne pas vivre le féminisme d’abord et avant tout comme un combat collectif, une lutte sororale, mais comme une grille de lecture du monde.
Oui, je suis devenue féministe d’abord en lisant des livres et en écoutant des profs, pas sur les barricades.
Ce n’était pas spectaculaire à voir, une post-adolescente qui dévore des bouquins dans sa chambre de bonne ne fascine personne.
Pourtant, j’ai vécu cet apprentissage comme un éblouissement. La rage sourde qui m’habitait avait trouvé un langage et attention, pas n’importe quel défouloir ! le féminisme n’était pas un exutoire à ma colère. C’était la démonstration de sa nécessité, de son sens et de sa valeur.
Ce féminisme m’a assez littéralement sauvé la vie.
J’ai grandi dans un monde aussi patriarcal que ce à quoi l’on pouvait s’attendre, et dans une famille plus patriarcale encore. Jeune adulte, je devais apprendre à naviguer dans les eaux troubles de mes désirs et de mes réalités avec la boussole qu’on m’avait mise dans la main et qui n’indiquait qu’une seule direction, la féminité, et mes tripes qui me hurlaient une seule conviction : l’injustice de ma condition.
J’avais désespérément besoin de comprendre que ce que je traversais n’était pas de ma faute. Que si l’on me reprochait si souvent d’être « trop » ou « pas assez », ce n’était pas parce que j’étais cassée mais que je débordais de la boîte jolie, délicate, minuscule où l’on m’ordonnait de me glisser, parce que j’étais une fille, une « jeune fille » très précisément.
Ce sont les théoriciennes féministes qui m’ont offert ce premier pas, m’ont insufflé ce premier élan. Ce sont elles qui m’ont donné envie de voir ce qui se passerait si j’arrêtais de me détester.
Allez, je le dis : pour solitaires qu’ils soient, mes apprentissages féministes m’ont appris à m’aimer.
Je sais qu’il est de bon ton, par les temps qui courent, de ne jurer que par la lutte collective et de renvoyer tout le reste à des caprices petit-bourgeois.
Mais je pense que nous ne devrions pas négliger et encore moins mépriser la dimension intime du féminisme. Avant de faire communauté, certaines d’entre nous ont déjà besoin de comprendre qu’on mérite mieux, déjà besoin d’accepter que nous avons le droit d’exister. Pour moi, c’est venu en lisant des livres, pas en occupant la rue en hurlant à plein poumons. Est-ce que ça devrait avoir moins de valeur pour autant ? Je ne le crois pas, mais c’est parfois ce que je lis entre les lignes des milieux militants.
Et le 8 mars plus qu’à l’accoutumée, j’ai l’impression qu’on attend de moi de performer une certaine idée du féminisme : vindicative, farouche et pugnace.
Qu’il n’y a pas toujours de place pour cette toute jeune femme-là, seule dans sa chambre de bonne, qui lit Simone de Beauvoir soixante ans après sa publication, qui découvre Simone de Beauvoir alors que c’est sa mère qui aurait dû la lire déjà et qui pourtant se reconnaît, et en pleure de soulagement.
En-deçà et peut-être aussi au-delà des revendications concrètes aujourd’hui et maintenant – aussi nécessaires qu’elles soient – le féminisme pour moi c’est et ça reste d’abord cette expérience intime.
Ce frisson de liberté, le cœur soulevé, la gorge serrée par la possibilité entrevue d’exister entière et entièrement imparfaite, parfaitement à ma place.
Le 8 mars, c’est cela que je voudrais célébrer.
C’est aussi le souhait que je formule pour vous qui me lisez.
Même si vous êtes seule, que vous n’avez pas trouvé la force ou que vous n’avez pas la possibilité de manifester, même si vous peinez quelquefois à trouver dans la présence d’autres femmes l’encouragement ou la bienveillance que vous veniez y chercher, j’espère que vous sentirez frémir aujourd’hui, dans un endroit qui en vous n’appartient qu’à vous-même et que vous seule connaissez, la douce effervescence de votre liberté.
P.S. : si vous avez besoin d’un coup de pouce pour laisser s’envoler les bulles de joie et de liberté, vous pouvez peut-être aller écouter ceci.