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"Le dernier rempart de l’intime"
Entretien avec Anna Borrel et Laurence Vély, du podcast "Thune"
Le podcast Thune se présente comme “un podcast intime sur l’argent”.
Vu le projet que je me donne ici – articuler l’intime au politique – ça m’a parlé tout de suite !
A l'écoute, je n’ai pas été déçue du voyage : les épisodes sont très divers et les questions toujours directes, mais articulées avec une grande finesse. Ce podcast touche des sujets rarement abordés ailleurs : la fin de vie, le coût du militantisme, les stratégies mises en œuvre pour survivre avec le RSA…
Bref : dans un monde du podcast que je trouve parfois saturé de conversations sans fin, sans fond et sans structure, Thune est une véritable petite pépite.
J’ai eu envie d’en savoir plus sur ce chouette projet et les personnes qui l’ont créé : un message sur Insta, un email, une date, un lien Zoom et…
Pouf ! Me voici avec Laurence Vély et Anna Borrel, les deux journalistes derrière le podcast, à parler de… thunes bien évidemment.
Bonne lecture !
Dans vos interviews, vous dites souvent que l’argent est l’un des derniers tabous de notre société, bien plus que le sexe. Avec ce podcast, vous vous y attaquez assez frontalement.
Pourquoi ça vous paraît important ou nécessaire de se confronter à ce tabou là, et de parler de thunes intimement ?
Anna - C’est politique sans être militant.
L’argent, c’est une sorte de sang social, qui irrigue toutes les parties de la vie. Si on dit que la politique, c’est la vie de la cité, pour prendre une définition de cours de philo, c’est évident que l’argent est politique. L’argent fait du lien, empêche, crée ; c’est le nerf de notre vivre ensemble.
Or, le fait qu’il y ait un tel tabou autour de l’argent me semble constituer un frein à l'évolution positive du vivre ensemble. J’ai l’impression que notre rapport à l'argent a un côté enfantin, puéril, comme si on pouvait se cacher derrière son petit doigt.
Dans notre podcast, il y a l’idée qu’on puisse collectivement vivre mieux en parlant plus ouvertement d’argent.
Laurence - Il y a aussi un côté un peu punk, irrévérencieux, d’aller poser toutes ces questions que personne ne pose, précisément parce que c’est vulgaire, surtout dans la bourgeoisie. Tout en étant très bourgeoises toutes les deux, on aime titiller cet endroit-la.
Et puis d’un certain point de vue, le dernier rempart de l’intime, c’était le fric.
Par exemple, à un dîner, si on ne se connait pas, je vais plus facilement te raconter mon accouchement, ou blaguer sur mon périnée, que te dire combien je gagne, ou à combien s'élève mon patrimoine.
Une fois qu’on a parlé de fric, on peut parler de tout.
Vous avez réalisé l’interview d’un livreur Uber à vélo en colère, d’une femme qui lutte pour son autonomie, d’une militante féministe ou encore d’une lanceuse d’alerte…
Tu disais, Anna, que le podcast était politique sans être militant, mais j’ai l’impression qu’il y a aussi une dimension militante dans ce projet.
Vous le voyez comment, vous ? Vous vous situez comment sur la question du capitalisme et de l’anticapitalisme ?
Laurence - J’ai du mal à me situer là-dedans. Je vois bien les excès du monde dans lequel nous vivons, mais est-ce que je m’en extrais ? Pas vraiment. J'obéis à cette loi de l’offre et de la demande, qui est malheureuse à plein d’égards et pour plein de gens.
Je pense qu’on peut dire qu’on se situe plutôt naturellement à gauche, mais on n’est pas des militantes.
Anna - On a des opinions et c’est évident qu’elles vont transparaître. Il est certain que quand on choisit de faire parler quelqu’un qui est un livreur en colère, précaire, révolté, syndiqué, il y a bien cette dimension.
Mais on a aussi la volonté de faire parler tous les profils.
Par exemple, on a réalisé un épisode qui s’appelle “Emmanuel ou l’argent décomplexé”, dans lequel la personne interrogée se plaint qu’en France on n’aime pas le fric, que ça dérange tout le monde qu’il réussisse…
Laurence - Ce que l’on essaie surtout d’obtenir, c’est l’authenticité. On a grandi avec l’émission Striptease, tu vois ce que c’est ? Notre idée, c'était de laisser aux gens un temps de parole suffisamment long, pour que la personne se détende, que les masques tombent. On essaie aussi de faire le montage le plus honnête possible, de ne pas trahir les récits.
Anna - Le clivage droite-gauche, surtout en France, c’est des espèces de “packs” idéologiques qui viennent avec tout un ensemble d'idées sur à peu près tous les sujets - même si le secret qui entoure l’argent est commun à tous les courants politiques.
A partir du moment où tu creuses un seul sujet, tu t'éloignes forcément du prêt-à-penser. Tu vas peut-être te retrouver en empathie avec des gens qui sont des ennemis de classe, ou bien avec des gens avec qui tu n’as rien à voir.
Par exemple, j’étais allée interviewer, au début de Thune, un type qui vivait dans une communauté végane autogérée, sans argent, qui fonctionnait sur la base de l’échange et du don. J’avoue que je le voyais comme un “babos” qui allait me faire la leçon. En arrivant, je ne suis pas du tout tombée sur le cliché que j’attendais. Lui-même doutait, se posait des questions, présentait ses choix avec beaucoup d'humilité et de finesse.
Les gens sont plus complexes que ce que l’on croit.
Après avoir réalisé toutes ces interviews, est-ce que votre rapport à la thune a changé ? Est-ce que vous avez tiré une espèce de leçon de toutes ces discussions, est-ce qu’une sorte de morale ou de conclusion s’en dégage pour vous ?
Anna - C’est comme si je portais des lunettes avec des verres de plus en plus correcteurs, qui me permettent d’y voir de plus en plus clair. Comme si, au départ, je naviguais dans un brouillard, et qu’au fur et à mesure j’y vois de moins en moins flou. J’ai l’impression qu’on fait une super boîte à outils et je vois s’en dégager des lignes de fuite.
Par exemple, on a interviewé Jeanne Lazarus, la sociologue qui travaille sur l’argent en France et elle dit : la violence de l’argent, c’est qu’il permet de se comparer.
On ne peut pas savoir si tu es plus belle, ou plus intelligente ou si tu réussis mieux ta vie : ça dépend de tes critères, de tes valeurs. L'argent, c'est comptable. Je suis plus riche que toi, ou pas. C’est acté, il n’y a pas de doute possible.
Et ça me parait possible que, dans notre difficulté à parler d’argent, il y ait la peur d'être jugée sur cette valeur là, justement.
Voilà, au fil des interviews, j’accumule les petites corrections qui me permettent de voir dans les rapports interpersonnels des trucs que je voyais pas avant.
Le podcast ne change pas mon rapport à l’argent, ça change mon rapport aux autres, subtilement.
Laurence - Je suis assez d’accord, le podcast n’a pas changé mon propre rapport à l'argent mais m’a donné des mots, des concepts pour comprendre ce dont il s’agissait.
Vu qu’on rentre assez profondément dans les parcours des gens, qu’ils racontent leur enfance, il y a une lecture qui est quasi analytique de ce que veut dire l’argent.
Anna - Oui, il y a des histoires, l’argent n’existe jamais tout seul. Autant l’argent est comptable, autant sans narration on n’a rien dit. Par exemple, si tu as vingt mille balles et moi dix mille, OK, mais d'où viennent ces vingt mille balles, qu'est-ce qu'ils ont coûté et à qui ?
Tant qu’on ne sait pas ça, on n’a rien dit.
Laurence - On a fait l’interview d’un type que je connais, un mec qui a grandi dans un environnement vraiment pas facile, élevé par sa mère qui travaillait comme femme de ménage. L’argent pour lui, c'était le moyen pour s’en sortir.
Aujourd’hui il a une passion pour les bagnoles, il a importé un 4x4 qui n’existe pas en France. On peut se dire que c'est ridicule, c’est bling bling, c’est n’importe quoi, mais le sous-titre c’est qu’il prend une revanche sur la vie.
Quand on prend le temps de faire ce décodage, on s’évite les clichés et les simplifications.
Anna - Ce qu’on peut dire aussi, c’est qu’on voit que lorsque l’argent a été associé à un objectif de vie, ça peut faire des dommages collatéraux. Pas les mêmes pour chacun, mais il y a toujours une petite perte de sens qui vient les chatouiller à un moment de la vie.
Laurence - Travailler sur l’argent interroge aussi notre rapport à la méritocratie, une valeur avec laquelle on a été biberonnées mais qui a du plomb dans l’aile, et qui n’est pas tellement compatible avec le monde capitaliste.
Anna - On travaille en ce moment sur un épisode passionnant avec un sociologue, Denis Colombi, qui étudie la pauvreté. Il montre bien que la pauvreté, c’est d’abord un héritage.
Oui, la mobilité sociale en France existe, mais c’est une mobilité sociale courte, la différence de revenus entre le debut et la fin du parcours n’est pas folle.
Après avoir fait tous ces épisodes, on a une façon différente de voir la pauvreté, l’héritage et le mérite.
Forcément, vu le thème du podcast j’ai envie de jouer à l’arroseur arrosé et de vous demander à mon tour : ça se passe comment pour vous niveau thunes ? Comment est financé le podcast ?
Laurence - On a une régie qui nous monétise, des sponsors qui veulent venir… Mais pour l’instant, on rentre à peine dans nos frais, on peut à peine rémunérer correctement les monteurs.
Anna - Oui, on paie les gens avec qui on travaille mais nous, on n’est pas rémunérées. On met la main à la pâte et on bosse à perte.
Le podcast a un an et il marche très bien, on espère qu'à l'avenir on pourra stabiliser les finances. Il faut être patient…
Laurence - Derrière notre cas particulier, il y a un vrai sujet : le modèle économique du podcast en France. Tout le monde s’y met, on va voir qui survit. C’est un boulot considérable pour des gratifications moindres, le modèle de financement est inexistant pour l’instant.
Bon, on le savait bien, en se jetant la-dedans, qu’on n’allait pas faire fortune avec Thune !
Vous gagnez votre vie autrement ? Comment ?
Laurence - je suis journaliste, je produis des podcasts, des vidéos, et j’accompagne des médias dans la définition de leur stratégie éditoriale.
Anna - Je suis journaliste et auteur. J’ai eu la chance d’hériter au début de Thune. J’ai pu me prendre un moment tranquille, sans trop de problèmes de pognon, avec du temps devant moi pour me lancer.
Est-ce qu’il y a un épisode que vous rêvez de faire un jour dans Thune ? ou un épisode parmi ceux réalisés qui vous tient particulièrement à cœur et pourquoi ?
Laurence - j’aimerais bien trouver une princesse ou un prince, quelqu’un qui attend que son ou sa partenaire le rince.
Anna - Il y a trois profils que je cherche depuis des semaines. D’abord, quelqu’un qui envoie de l’argent au pays. Ensuite, je voudrais aussi parler du coût d’une transition de genre. Enfin, ça fait longtemps qu’on se dit que ce serait bien de faire parler une femme qui galère pour élever ses gamins, une mère célib.
Il faut savoir que caster, c’est pas toujours facile. On a du mal, les gens n'ont pas forcément envie d’exposer ça. Et nous on ne veut pas être putassier, racoleur ou misérabiliste. On ne veut pas se nourrir du malheur des gens
Parler d’argent c’est toujours compliqué, dans des situations difficiles encore plus.
J’avais un entretien aujourd’hui avec Denis Colombi, qui a réalisé un travail de fou, une somme sociologique : “Ou va l’argent des pauvres”. Il vient interroger le préjugé qu’on peut avoir, cette incompréhension : comment se fait-il que les pauvres achètent des iphones et des écrans plats ? Son travail est incroyable, je suis à fond.
Une œuvre, une artiste, une idée à faire circuler ?
Laurence - En termes de chanson, je suis une vieille personne, pire qu’une boomeuse.
La circulation numéro 1, ce serait de mettre tout le monde à Barbara. Elle a réponse à tout, c’est une sorte de prophète.
Sinon, pour un petit lien avec Thune : il y a une autrice américaine qui s’appelle Lionel Shriver et qui a ce point commun avec nous de se frotter à des sujets tabous, où a priori on se dit que ça n’est pas hyper sexy et glamour. Elle y va : elle se fait la fin de vie, les thunes, le sport avec le marathon, les tueries de masse…
Elle écrit avec un humour noir, un peu à contre-courant, avec une tonalité conservatrice pas forcément déplaisante dans la grande vague où tout le monde est d’accord. C’est toujours un peu dérangeant et bousculant.
(Note de Louise : j’ai beaucoup de mal avec cette autrice, en particulier parce que son livre Big Brother est un monument de grossophobie, mais bon, on ne censure pas les invité.es ici !)
Dernière question. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais cette newsletter s’appelle “le grain”. Alors, dites-moi : “le grain”, ça vous évoque quoi ?
Laurence - Un spermatozoïde !
Anna - Je suis partagée. Ce qui me vient tout de suite, c’est le grain de folie !
Mais comme on vient de parler de thunes, je pense à toutes ces métaphores — aux raisins de la colère, à cette fable où le laboureur qui dit à ses enfants qu’il y a un trésor caché dans son champ. Les enfants retournent le champ à la mort du vieux, et le trésor c’est qu’en remuant la terre, ils ont permis de faire pousser le grain.
Le grain comme métaphore de l’argent ?
Merci beaucoup, Laurence et Anna.
Si la lecture de cette interview vous a donné envie d’écouter quelques épisodes : ça tombe bien, j’en ai quelques-uns à vous recommander.
Je vous conseille en particulier celui avec Denis Colombi sur l’argent des pauvres, les épisodes où Olympe Reve dévoile les coulisses financières de son activité d’influenceuse et de militante ou encore le magnifique épisode sur le coût des funérailles (si, si, je vous assure).
Vous me direz ce que vous en avez pensé ?
"Le dernier rempart de l’intime"
Super entretien !