

Discover more from Le Grain par Louise Morel
Petite confession : j’adore faire les interviews, mais en général, je déteste le travail de retranscription.
Il faut me comprendre : autant c’est génial d’avoir des discussions passionnantes avec des personnes passionnées, autant c’est moins fun de se retrouver avec des pages et des pages de notes, qu’il faut retravailler pendant des heures pour les mettre en forme, les structurer et compacter le propos sans le trahir.
Eh bien, l’interview de Zina Mebkhout est l’exception qui confirme la règle : ses propos sont si justes, frappés du coin du bon sens et de l’intelligence, que j’ai passé un vrai bon moment à les relire et à les organiser. C’est dire !
J’espère que vous prendrez autant de plaisir que moi à la lecture de cet entretien direct, franc et combatif. On y discute amour de soi, grossophobie et racisme.
Salut Zina ! Pourrais-tu te présenter, en quelques mots ?
Je suis à la fois thérapeute, coach et militante.
Ces trois fonctions vont ensemble, il n’y a pas plus politique que la thérapie à mes yeux.
A rebours d’une conception très ethnocentrique et psychanalytique de la thérapie, je crois qu’il faut réintégrer dans le soin une vision systémique des choses. On ne développe pas un trouble du comportement alimentaire tout·e seul·e dans son coin !
“On ne développe pas un trouble du comportement alimentaire tout·e seul·e dans son coin !”
Ma spécialité c’est, à l’origine, le comportement alimentaire. Mais, à travers une lecture féministe intersectionnelle, je me suis formée sur d’autres sujets, en particulier le burn-out, l’affirmation de soi et les troubles liés au vécu de discriminations systémiques.
Que veux-tu dire par “une lecture féministe intersectionnelle”, s’agissant du domaine de la santé mentale ?
Eh bien justement, le domaine de la santé mentale a toujours été très dominé par les personnes blanches et, jusqu’à récemment, par les hommes : on parle de Lacan, de Freud, tout en invisibilisant les meufs - blanches, au demeurant - qui ont aussi bossé là-dessus.
Et même si on parvient peu à peu à se mettre d’accord que la santé mentale est aussi importante que la santé physique - ce qui n’est pas toujours gagné - on souffre de biais blancs occidentaux très forts dès qu’on parle de psychologie.
Dans mon histoire personnelle, j’ai souvent été la seule personne non-blanche. Les milieux du soin à la santé mentale sont extrêmement blancs. Ça ne marche pas pour les personnes racisées qui ont besoin de soin, et je le dis sans accuser les personnes blanches de mauvaise volonté. Juste, il faut constater que ça ne fonctionne pas.
Les biais cognitifs des personnes privilégiées, en particulier des personnes blanches, sont tellement forts que leur capacité analytique en est entachée quand il s’agit de soigner des personnes dominées. On traite les maux des personnes minorisées comme un fait isolé, sans aucune prise en compte du contexte et des systèmes de domination.
“On traite les maux des personnes minorisées comme un fait isolé, sans aucune prise en compte du contexte et des systèmes de domination.”
Pour te donner un exemple, je participe à des cercles de supervision dans le cadre de mon activité thérapeutique. Nous avons discuté le cas d’une patiente, une jeune fille qui a subi une agression sexuelle, à la suite de laquelle son comportement alimentaire a changé. Elle a rasé son crâne, pris 20 kilos, elle a eu besoin de remettre en cause la construction sociale du genre.
Ma collègue, qui la suit, était horrifiée, sur le mode : “vous vous rendez compte ? Elle s’éloigne de la féminité, c’est de l’autodestruction, il faut absolument que je l’aide à remettre du rouge à lèvres”. Or ce genre de discours, ça ne va pas aider la patiente du tout, ça risque au contraire de la faire culpabiliser.
Moi je trouve que c’est complètement compréhensible et même sain que cette patiente en passe par là, parce que j’ai une grille de lecture féministe de la situation et que je ne considère pas la féminité comme une norme à laquelle il faut absolument se plier.
Je te donne un exemple lié au féminisme, mais la question est tout aussi brûlante quand on parle de racisme. Bien sûr que, quand on est une personne noire, on va développer plus facilement un symptôme de l’imposteurice ! Bien sûr que le système produit des maux de santé mentale, qui sont systémiques, chez les personnes racisées.
Justement, comment fait-on pour articuler l’individuel au systémique dans le cadre d’une thérapie ? En t’écoutant, je me dis : OK, je comprends le lien intellectuel, mais concrètement, en thérapie on ne va pas changer le monde et défaire les systèmes de domination.
Déjà, si, on change le monde !
C’est essentiel de comprendre qu’on n’a pas développé ces maux tout·e seul·e dans son coin. Les personnes ont souvent intériorisé leurs discriminations, elles ont introjecté cette vision diminuée d’elleux-mêmes et elles pensent qu’elles sont coupables.
Comprendre qu’elles ne sont pas responsables de ce qui leur est arrivé, c’est ce qui leur permet de reprendre leur pouvoir et de retourner dans le monde beaucoup mieux armées pour se défendre et faire entendre leur voix.
Et ce travail-là peut se faire à deux, dans le cadre d’une thérapie. A deux, on change le monde !
Enthousiasmant !
J’ai découvert ton travail en m’intéressant à l’alimentation intuitive.
Est-ce que tu pourrais expliquer ce dont il s’agit, pour les lecteurices qui ne connaîtraient pas et qui se disent peut-être, “oh non, pas encore une nouvelle théorie sur ce qu’il faut manger” ?
Pour recontextualiser, l’alimentation intuitive date des années 1990. Elle a été cofondée par deux diététiciennes, à la base deux meufs dont le job c’était de faire en sorte que les gros perdent du poids. Elles avaient des dizaines et dizaines de patient·es et elles voyaient à chaque fois les gens revenir malheureux.
Elles ont fait un constat à la fois pragmatique et courageux : les régimes ne fonctionnent pas.
Elles ont réalisé qu’en prescrivant une perte de poids, on fait les choses à l’envers. Parce qu’avant de regarder une éventuelle perte de poids, il faudrait regarder ce qui se passe dans le comportement alimentaire. De ce point de vue, elles se sont rendu compte que plus on interdit des aliments, plus on crée des compulsions. Le régime crée de la prise de poids.
Elles ont proposé une nouvelle approche, beaucoup plus compatible avec le féminisme : l’objectif n’est pas de maigrir, c’est de guérir. C’est révolutionnaire parce que beaucoup d’approches fusionnent les deux, font l’équation maigrir = guérir, santé = minceur. Ce n’est pas le cas ici.
L’objectif n’est pas d’être mince. Le but, c’est que manger soit aussi simple que faire pipi. Ça peut avoir l’air trivial mais ça ne l’est pas.
“L’objectif n’est pas d’être mince. Le but, c’est que manger soit aussi simple que faire pipi.”
Tu as envie de pisser ? Tu y vas et voilà.
Tu as faim ? Tu te dis : “attends, mais pourquoi j’ai faim à cette heure-là ? Bon, je vais manger sain. Mince, j’ai oublié mes cinq fruits et légumes. Allez, je compenserai ce soir”... et ça devient un énorme problème.
Le but, c’est de lâcher ça, de pouvoir manger dans la simplicité.
Concrètement, ça se passe comment ?
Il y a dix grands principes de l’alimentation intuitive mais le truc le plus important, je crois, c’est de repérer comment tout ce qui nous entoure est lié à la culture des régimes.
Par culture des régimes, j’entends l’ensemble des croyances sur ce qu’il faut faire pour ne pas prendre du poids. Boire trois litres d’eau par jour, ne pas grignoter, faire trois repas par jour, pas de glucides le soir… La liste est infinie et souvent contradictoire.
Tout le vocabulaire qu’on utilise est empreint de ça, de la culture des régimes. Quelqu’un·e arrive au boulot avec des croissants, tout le monde va s’exclamer “oh là là ! mais ce n’est pas raisonnable !” comme s’iel proposait du poison.
On a normalisé que grossir était le pire truc qui pouvait arriver à quelqu’un·e. La menace ultime, c’est de ressembler à une personne grosse ! Déjà, ce postulat de départ est extrêmement violent pour les gros·ses. En outre, penser ça, c’est créer un terrain très propice à des comportements alimentaires compliqués.
“On a normalisé que grossir était le pire truc qui pouvait arriver à quelqu’un·e.”
Dès qu’on a pris conscience de ça, on se rend compte que l’objectif de la vie d’une femme ne peut pas être d’avoir un corps mince, c’est-à-dire conforme au standard hétéro cis-masculin et blanc.
Il faut ensuite qu’on se réapproprie l’acte de manger. On peut manger pour se remémorer un vecteur culturel, pour partager, pour vivre des expériences, pour célébrer… Toutes ces raisons sont valables.
A quelles personnes exactement s’adresse l’alimentation intuitive ? Comment sait-on qu’on n’a pas un rapport très sain à l’alimentation ?
La culture des régimes concerne absolument tout le monde. L’injonction à la minceur est très, très forte, pour tout le monde. Une personne mince qui se fait vomir cinq fois par jour n’est pas moins malheureuse, elle est juste moins discriminée.
Par contre, il faut bien faire la différence entre une discrimination systémique, comme la grossophobie, et les injonctions sexistes, dont l’injonction à la minceur fait partie. Les unes sont le parent de l’autre, mais ce n’est pas équivalent.
L’injonction à la minceur est l’une des branches de l’injonction à la beauté. On nous raconte que c’est pour la santé, que c’est pour notre bien – non, c’est faux. L’objectif, si on est honnête, c’est d’avoir l’air la plus féminine possible. C’est d’être bonne, c’est d’être désirable pour un homme cis hétéro blanc.
Quand on ne correspond pas à la norme de la minceur, on est discriminé·e et quand on y correspond parce qu’on se met beaucoup la pression, on est malheureux·se.
D’un certain point de vue, on souffre toustes de la culture des régimes.
Mais ce qui est triste, c’est qu’il n’y a pas de solidarité sur ce spectre. Les personnes minces, qui vivent l’injonction à la minceur, ne sont pas solidaires des personnes grosses, qui sont confrontées à la grossophobie, notamment parce que la peur de grossir ne crée pas les conditions favorables à la sororité.
“Grossophobie et peur de grossir vont main dans la main.”
Du coup, les minces doivent travailler sur leur peur de grossir ?
Oui ! Je n’ai rien contre les minces mais l’absence de solidarité dans les combats anti-grossophobie est criante. C’est compliqué et épuisant de ressentir une solidarité unilatérale, des grosses vers les minces, sans jamais rien recevoir en retour.
De façon plus large que l’injonction à la minceur, ça demande de se séparer de l’injonction à la beauté, selon la norme hétéropatriarcale, le standard cismasculin blanc.
C’est un sujet très large. On est toustes là dedans, vraiment toustes. Et on a toustes intérêt à faire ce travail d’enlever ces lunettes de male gaze. On a toustes intérêt à travailler sur notre rapport au corps.
On en revient à ma collègue qui disait que la jeune fille victime d’agression sexuelle qui se rase la tête et abandonne la norme de la féminité se fait du mal. Non ! Elle se libère d’un truc hyper lourd et elle a bien le droit de ne pas avoir envie d’être désirable pour les mecs hétéros.
En ce sens, on a le droit d’être moche !
Je trouve que c’est intéressant de défendre le droit d’être moche, ça change des discours body-positive habituels : “il faut s’aimer, il faut se trouver belleau”.
Quand on parle de beauté, quand on célèbre la beauté, on oublie souvent de dire un truc essentiel : le standard de beauté est raciste.
“Le standard de beauté est raciste.”
L’IMC, par exemple, a été créé sur la base de 100 mecs cis blancs. Et on le considère “universel” ? Pardon ?! Les personnes asiatiques sont souvent en-dessous de la norme de l’IMC, les personnes africaines ou afrodescendantes souvent au-dessus, et on considère qu’elles ont un problème alors que cet outil a été créé par et pour des Blanc·hes.
Dans mon cas personnel, j’ai grandi avec des filles qui n’avaient pas la même peau, pas les mêmes cheveux que moi. J’ai de gros seins, de grosses cuisses, je suis afrodescendante, mon corps n’est pas celui d’une meuf blanche. J’ai essayé très longtemps de ressembler à des personnes à qui je ne ressemblerai jamais, quel que soit mon poids.
D’ailleurs, la première fois qu’un médecin m’a mis au régime, j’étais dans le haut de la courbe mais je n’étais pas grosse. Cette mise au régime, c’est un acte raciste et sexiste. Concrètement, j’avais un gros fessier et ce médecin considérait que ça n’allait pas parce que mon corps n’était pas celui d’une meuf blanche.
Il faut comprendre que la violence est encore plus grande pour les personnes grosses qui sont racisées. Si tu es blanche, au moins tu as l’illusion que si tu arrives à mincir, tu correspondras aux standards de beauté. Alors que si tu es racisée, même mince tu resteras encore et toujours déviante par rapport à la norme.
Il y a de plus en plus de top models racisés mais je ne sais pas si ça change grand chose, parce qu’on les photoshope encore énormément. Du coup, c’est impossible de s’y identifier ! Leurs corps sont trop transformés.
Je ne me sens pas du tout entendue sur ces questions. Personne ou presque ne veut entendre parler de l’articulation entre l’injonction à la minceur et le racisme.
“Personne ou presque ne veut entendre parler de l’articulation entre l’injonction à la minceur et le racisme.”
Quand je dis que je travaille sur le comportement alimentaire avec une approche décoloniale, les gens se foutent de ma gueule. Je peux avoir des collègues qui vont me dire que je mélange tout, voire que je risque de “déresponsabiliser” les gens…
Mais quelque chose me dit que tu ne comptes pas t’arrêter pour autant ! Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur tes projets, envies, rêves pour 2023 ?
J’ai pris un cabinet sur le Vieux Port, à Marseille, et je vais continuer d’accueillir des patients qui ont envie de travailler sur leur comportement alimentaire, l’affirmation de soi, les discriminations systémiques ou de soigner un burnout.
Je voudrais développer des ateliers collectifs, des cercles de personnes minorisées.
Je compte aussi publier un livre cette année !
On a hâte de le découvrir ! En attendant de le lire, y a-t-il une œuvre (film, livre, podcast, tableau...) que tu as envie de faire circuler ?
Il y en a plein ! bell hooks, Alice Coffin en particulier. Mais bon, j’imagine que tes lecteurices connaissent déjà !
Alors, pour partager un truc un peu plus léger, je vais proposer une série : Shrill, qui est diffusée sur Canal. L'héroïne principale est une personne grosse, en coloc avec une autre personne grosse, noire. Elle travaille dans le monde de la presse.
Enfin une série avec une personne grosse, sans que son mal-être soit le sujet ! Mais ça touche quand même les effets de la discrimination : elle a une crise de légitimité, par exemple, sur ce qu’elle a le droit de faire ou pas. C’est montré de façon subtile…
Ça fait du bien, c’est feel good.
On arrive à la fin de l’interview. La newsletter s'appelle "le grain" : ça t’évoque quoi ?
Je ne vais pas aller dans un sens auquel tu t’attends, je crois !
Je suis franco-algérienne : le grain, ça me fait penser au couscous, qui est un symbole culturel fort.
Dernière question : si un·e lecteurice souhaite te contacter pour un accompagnement, comment on fait ?
Je suis hyper réactive sur mon insta, ou par mon site.
Petite précision : je suis basée à Marseille mais je travaille aussi à distance, en ligne. Tout le monde est bienvenu !
Merci Zina !
Si cette interview vous a donné envie d’en savoir plus, vous pouvez aller parcourir le compte Instagram de Zina ou bien son site web.
"Le droit d'être moche"
Merci beaucoup Louise pour cette newsletter très intéressante, qui permet d'aborder de nombreux sujets d'injustice et de discrimination à ne pas oublier !