Le repos est-il une arme politique ?
Nos siestes et nos masques à l'argile menacent-ils réellement le capitalisme ?
Une sensation m’accompagne depuis toute petite : la fatigue.
Je suis une grosse dormeuse et les rythmes imposés par la vie en société ne sont clairement pas adaptés à mes besoins en sommeil. Rien que l’idée du réveil qui sonne suffit à me crisper les mâchoires et le meilleur moment de ma journée, c’est souvent celui où je me glisse sous la couette.
A priori, je suis donc la cible parfaite pour ces posts. Mais si tu sais, ces posts à propos du repos. Si tu es de gauche et que tu suis des comptes “militants” sur les réseaux sociaux, tu les as certainement vu passer.
Ceux qui disent, en gros : se reposer, c’est une façon de lutter contre l’ordre capitaliste. Il y a même un compte instagram qui s’appelle The Nap Ministry, ou “Ministère de la Sieste”, soit le meilleur pseudo depuis la création d’Instagram.
Je vois l’idée et, si tu me connais un peu, tu dois savoir que je ne porte pas le système capitaliste dans mon cœur.
Je suis la cible parfaite, vraiment.
Et pourtant, il y a un truc qui me dérange.
Le premier problème que j’ai avec ce genre de discours, c’est qu’on ne définit pas de quel “repos” on parle.
Se reposer oui, prendre soin de soi absolument - mais comment ? En consommant quoi ?
Regarder Netflix, commander un dîner livré par un.e travailleureuse précaire, faire des “soins” pour la peau polluants pour l’environnement, partir en vacances à l’autre bout du monde (à Ibiza, par exemple !)… Ce sont autant de moments “pour soi” qui ne démantèlent en rien l’oppression capitaliste, et qui peuvent même la renforcer.
Le délicieux burger commandé sur une appli et livré sans avoir à bouger le petit doigt participe à l’exploitation de personnes pauvres, souvent privées de leurs droits civiques. On s’est reposé, oui, mais à quel prix ?
Le “repos” et le “self-care” sont, en système capitaliste, le prétexte à la consommation de nombreux produits et services dont on pourrait tout à fait se passer, et qui s’étayent souvent sur l’exploitation d’autres personnes commodément invisibilisées.
Du coup, quand on dit que le repos est anticapitaliste, il faudrait déjà préciser que le repos dont on parle ne suppose aucun achat.
Mais ce n’est pas tout.
Le deuxième problème plus profond que j’ai avec les discours sur le repos, c’est qu’ils esquissent, en creux, l’idée selon laquelle le capitalisme ne contiendrait que des injonctions à “faire” et à “produire”.
Cela me paraît naïf. Le capitalisme dans lequel nous vivons n’est plus celui du dix-neuvième siècle — et si on veut le combattre efficacement, on a intérêt à s’en rendre compte.
A mon sens, le capitalisme d’aujourd’hui encourage et promeut aussi fortement un certain type de “repos”, une certaine forme de “confort”. On nous préfère somnolentes devant Netflix que révolutionnaires.
Cette facette-là de l’oppression me paraît plus pernicieuse, parce qu’elle est extrêmement séduisante.
Quand on me dit : “bosse, connasse !” j’ai très envie de me révolter.
En revanche, quand on me susurre : “tes désirs sont importants, ma chérie, tu le mérites bien après tout, tu as tellement travaillé ces derniers temps”, je suis vachement plus coopérative… et prompte à fermer les yeux sur tout ce qui me dérange dans le système capitaliste. “Parce que je le vaux bien”.
Comme d’habitude, le capitalisme casse un truc d’une main pour ensuite prétendre le réparer de l’autre — et nous faire payer deux fois au passage. Il nous épuise d’abord, et prétend nous offrir du repos ensuite.
L’un ne va pas sans l’autre.
Prends soin de toi le weekend, pour être bien performante en semaine. Gère ta santé mentale, pour ne pas péter un câble au boulot. Mange équilibré et ne fume pas, tu coûteras moins cher au système de santé.
Parfois, “se reposer”, c’est exactement ce qui est nécessaire pour continuer de faire tourner la machine. Loin de gripper le système, nos moments de détente peuvent constituer autant de petites soupapes qui nous permettent de continuer à jouer le rôle qu’on attend de nous bien sagement, et avec le sourire.
Le troisième et dernier problème avec l’idée d’un repos “anticapitaliste” est le plus crucial à mes yeux, et sans doute le plus polémique.
Pour le dire brutalement : je pense que la “fatigue” est souvent un prétexte-paravent pour ne pas agir politiquement, surtout utilisé par des personnes relativement privilégiées, souvent blanches, de classe moyenne ou bourgeoise.
Évidemment que nous avons parfois besoin de pauses et je suis bien d’accord que c’est super de savoir s’écouter, respirer, ralentir.
Mais est-on réellement si épuisé ? Ou a-t-on peur d’agir ?
Il me semble en effet que la raison pour laquelle beaucoup d’entre nous, et je m’inclus évidemment dans ce lot, ne nous engageons pas plus frontalement en politique, ce n’est pas que nous manquons de repos.
Nous sommes nombreux.ses, je crois, à être terrifié.es à l’idée de passer à l’action.
Et le discours sur l’importance de “se reposer” vient commodément nous permettre de nous sentir militant.es quand nous faisons une sieste, sans régler le problème de fond, qui n’a rien à voir avec l’épuisement (j’y reviendrai dans un futur texte, stay tuned).
Souvent, dans les débats autour du “repos” comme outil de lutte politique, on cite Audre Lorde comme une espèce d’argument d’autorité. Cette immense théoricienne et militante américaine, noire, lesbienne, a développé l’idée que, pour les personnes racisées, le fait de prendre soin de soi est politique.
Ce qu’elle dit, précisément : “Caring for myself is not self-indulgence, it is self-preservation, and that is an act of political warfare.”
Mais je crois justement qu’il faut bien replacer cette phrase dans son contexte : quand elle écrit ce texte, Audre Lorde souffre d’un cancer. Surtout, elle parle ici depuis sa condition de personne noire et lesbienne, qui a consacré son énergie pendant presque toute sa vie au militantisme antiraciste.
Au risque d’écrire une tautologie : ce qu’affirme Audre Lorde à propos du self-care ne vaut pas nécessairement pour une personne cisgenre, hétéro, bourgeoise, valide et blanche.
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’initiative dont je parlais plus haut, le ministère de la sieste, s’adresse avant tout aux personnes racisées et plus particulièrement aux femmes noires.
Pour Audre Lorde, et pour toustes les personnes minorisées, oui, je pense que le repos et le self-care sont éminemment politiques - et absolument crucial, quand on est activiste, pour éviter le burn-out militant.
Mais pour la personne plutôt privilégiée, de classe moyenne ou bourgeoise, qui passe plus de temps à lire des livres qu’à fournir du travail politique concret, c’est-à-dire pour les gens comme moi, je ne crois pas que le repos soit particulièrement politique.
Il faudrait au contraire que je me bouge un peu plus les miches.
Parce que la libération, ce n’est pas de “recharger ses batteries” de temps en temps, en détournant le regard de toutes les urgences et les violences infligées à d’autres.
C’est de démanteler le système qui nous pompe soigneusement toute notre énergie, brise des vies, tue des gens.
C’est un taf ingrat, long, dont l’issue n’est pas donnée d’avance.
Bref : c’est un travail fatigant.
Notre repos est nécessaire, mais vraiment pas suffisant.
P.S. : tu te sens fatiguée pour de vrai ? si tu as Instagram, je t’invite à suivre le compte @rosen.lev pour du contenu “self-care” conscient et pragmatique.
Et si tu n’as pas Instagram, euh… à quel point tu me juges si je te dis que j’aime beaucoup WikiHow ? Je trouve que leurs tips pour se reposer sont bien trouvés, et n’impliquent pas de dépense absurde.
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Vrai, mais j'oserai quand même rajouter le fait que les personnes militantes sont souvent plus sujettes à avoir des maladies mentales (lien sensibilité/vulnérabilité face à un environnement constamment stressant, ce qui est encore plus le cas pour les personnes en situation d'oppression systémique on est d'accord), et la plupart des posts que je vois sont plutôt dans cette optique là (on est peut-être pas exposés aux mêmes posts, du coup). En tout cas pour l'instant, j'ai l'impression que les posts que je vois font encore plus de bien que de mal... (et qu'on est encore beaucoup a en avoir vraiment besoin). Pour moi c'est plus de la déculpabilisation pour gens qui peuvent de toute façon pas faire autrement (que se reposer) que de l'incitation (parce que pour moi, les gens qui veulent pas/ont peur d'agir ne se lanceront pas/suivront pas forcément avec des posts insta). Mais bref, de toute façon on réagit/interprète toujours en fonction de soi/ses besoins propres/ses doutes,... (personnellement pas sûre d'avoir un jour assez de repos et donc en recherche perpétuelle de ça, ce qui m'empêche pas pour autant de participer aux actions que je juge impactantes)