Les féministes sont-elles légitimes à gagner de l’argent grâce à leur militantisme ?
Délicat slalom entre la connasse opportuniste et la sainte martyre.
Quand un compte féministe que j’aime bien fait une “collab” pour vendre une application de relaxation ou un sextoy, j’ai toujours un mouvement de gêne et de recul, d’agacement même.
Dans ma tête, c’est comme si je lisais un essai féministe et qu’en plein milieu de l’ouvrage, je tombais sur une double page de publicité pour Zara.
J’ai baissé ma garde anti-bullshit, je me suis crue à l'abri du matraquage publicitaire et bim, on essaie de me refourguer un legging de yoga en fibre de bambou certifiée éco-responsable.
Bref : j’ai la sensation de me faire avoir.
Cette “trahison” est-elle réelle ? Y a-t-il une incompatibilité de principe entre le militantisme féministe et la promotion de biens de consommation pour en tirer un revenu ?
Spontanément, je suis tentée de répondre par l’affirmative.
Après tout, le discours dominant dans les milieux de gauche (discours qui se présente souvent comme “minoritaire” ou “dissident” mais qui est en fait repris partout, et rarement interrogé) est que l’argent serait sale, presque par essence.
Ou plutôt non : avoir de l’argent c’est OK (sinon, comment feraient tous ces gens pour aller au ski tous les ans ?), mais son origine ne doit pas être marchande, ni corrélée à l'activité militante.
Hériter de la maison de ses parents : oui. Faire une story rémunérée sur Instagram, entre deux posts de fond : non.
D’ailleurs, on retrouve cette idée selon laquelle l’argent serait nécessairement incompatible avec la sincérité politique quand on propose, par exemple, que les parlementaires ne touchent plus aucun salaire, afin d'éviter qu’iels ne s’engagent par opportunisme “pour l’argent”.
C’est une idée terrible : concrètement, la conséquence serait que les seules personnes qui pourraient se permettre de faire la politique soient celles qui n’ont pas besoin de salaire pour vivre, c'est-à-dire celles qui ont déjà un max de thunes de côté. Cela favoriserait les plus riches, une fois de plus. Est-ce qu’on a vraiment besoin de ça en ce moment ?
A une échelle plus réduite, on voit bien ce qui se passe côté féminisme : les voix qu’on entend le plus sont issues de milieux privilégiés, parce que ce sont celles qui ont les moyens de s’exprimer. Je m’inclus évidemment dans le lot.
Prendre le temps d'écrire, acquérir les compétences pour se faire entendre dans un monde surchargé d’infos, et bénéficier des réseaux pour se faire diffuser, le tout a titre presque totalement gratuit… Ce n’est pas également accessible à toutes, et certainement pas aux personnes les plus précarisées.
Pourtant, malgré l'homogénéisation des discours à laquelle il conduit, personne ou presque ne remet en cause le dogme de l’engagement gratuit et désintéressé.
Outre ce rapport ambivalent à l'argent dans les milieux de gauche, il me semble aussi que le degré d’exigence envers les féministes est particulièrement élevé.
On les soupçonne de cynisme et de manipulation dès lors qu’elles tirent le moindre avantage de leur militantisme.
Il me paraît évident qu’il y a derrière cela une logique profondément misogyne à l'œuvre. On fait du Don de Soi Sacrificiel, cette fameuse capacité """"féminine"""" à donner sans jamais rien attendre en retour, la condition sine qua none de l’accession à la dignité morale quand on est une personne sexisée.
Au total, j’ai l’impression d'être coincée dans une vision tristement dichotomique de la réalité dès qu’on parle d’argent et d’engagement, surtout quand on parle de féminisme. Comme si le choix se restreignait à "opportuniste cynique de la pire espèce qui se fait des gonades en or sur le dos de La Cause" ou “martyre donnant l'intégralité de ses ressources matérielles et psychiques au profit de La Cause, sans jamais rien attendre en retour”.
En clair : si vous n'êtes pas une Sainte, vous devenez automatiquement une connasse.
Je ne sais pas vous mais moi, des Saintes, je n’en connais pas des tas.
Alors, toustes cyniques ?
Eh bien, non. Je ne crois pas.
Si je ne pense pas qu’il soit toujours opportun ou moralement bienvenu d’essayer de s’en mettre plein les fouilles, je ne crois pas non plus au modèle du désintéressement absolu comme chemin vers la droiture morale et politique.
Je ne pense pas qu’il y ait nécessairement d’opposition entre la sincérité de la démarche et la capacité à faire preuve de stratégie pour soi-même.
Pas besoin d'être un agneau innocent pour avoir une boussole morale. Pas besoin de se sacrifier au profit de La Cause pour mériter enfin le titre de féministe.
Après tout, percevoir de l’argent est une nécessité pour tout le monde, y compris les gens qui s’engagent, y compris les gens dont l’engagement passe par la production de contenu à titre gratuit. Il faut bien manger.
Par ailleurs, les lecteurices ne sont pas des éponges passives qui absorbent bêtement le contenu qui leur est proposé. Ma réaction face aux storys rémunérées le prouve : je suis bien capable de faire la différence entre un propos militant et la promotion d’une crème hydratante. Je suis bien capable de ne pas traiter l’information de la même manière.
C’est pourquoi, après réflexion, je pense que je ne devrais pas réagir avec autant d’agacement quand des personnes engagées décident de tirer des bénéfices de leur travail, surtout quand il s’agit de personnes minorisées .
Néanmoins, une fois qu’on a dit ça, reste la question de savoir où on trace la limite. Ou s'arrête la démarche "légitime" et où commence le cynisme.
Je ne crois pas à l’alternative simpliste entre Sainte et Connasse, mais il serait tout aussi simpliste (et franchement idiot) d’en conclure que les connasses n’existent pas.
Mon propos n’est donc évidemment pas de dire que tout est justifié.
D’une part, il est évident que les produits promus ne doivent pas entrer en contradiction flagrante avec les valeurs défendues par ailleurs. Si je me mettais à essayer de vous vanter les bienfaits d’une culotte amincissante produite par des personnes sous-payées, vous me rappelleriez à l’ordre et c’est bien normal.
D’autre part, il me semble important que la promotion demeure accessoire, secondaire.
Certaines personnes sur insta me paraissent essentiellement engagées dans une activité d’auto-promotion : le contenu “engagé” devient un prétexte pour mieux vendre sa formation ou son livre ou que sais-je. Si toute ton activité militante est tournée de telle sorte que tu puisses en bénéficier un max sur le plan matériel, alors ce n’est pas de l’activisme, c’est un business avec une stratégie d’inbound marketing plus ou moins bien tournée.
Voilà où je trace la ligne : ça me parait ok de bénéficier d’avantages matériels ou symboliques grâce à ses engagements. En revanche, ça me paraît éthiquement inacceptable de faire de son engagement un simple moyen de gagner des thunes ou du pouvoir.
Vous allez me dire que ce n'est pas un critère super simple à appliquer.
C’est vrai. C’est même carrément difficile d’en juger.
Et c’est tant mieux.
Ça veut dire qu’avant de tirer des conclusions péremptoires sur la moralité et l’intelligence politique de parfait·es inconnu·es, on doit prendre la peine d’observer, de réfléchir, de peser le pour et le contre.
Ça signifie qu’à la prochaine story rémunérée d’une féministe que j’aime bien, j’essaierai de réprimer mon soupir d’agacement et de me demander : y a-t-il tromperie, manipulation ? ou bien cette personne est-elle claire sur sa démarche, sur la nature de cette opération de promotion, et sur la façon dont celle-ci s'insère dans le reste de ses discours ?
Enfin, on ne devrait pas oublier que, si les personnes engagées sur les réseaux se retrouvent parfois à faire des collaborations avec des marques, c’est aussi parce que nous consommons leur contenu à titre gratuit.
On vit dans un monde absurde où la production d'idées, d'écrits, de podcasts, d’images, dont la valeur est indéniable, ne donne lieu à presque aucune compensation matérielle. En revanche, des gains substantiels sont permis par le truchement de discours promotionnels dont l’apport à la société me paraît très limité.
La plupart des personnes qui produisent du contenu sur les réseaux sociaux ont prévu un moyen ou un autre de les soutenir financièrement (Patreon, Gofundme, Paypal…). Si chaque personne qui les lisait leur donnait ne serait-ce que 1 ou 2 euros par mois, on aurait peut-être moins de discours promotionnels cringe sur les bras.
A une échelle individuelle, j’essaie donc, autant que possible, de payer les gens qui m’apprennent des choses, me divertissent et me nourrissent émotionnellement ou intellectuellement.
Je n’ai pourtant pas envie de finir ce texte sur un appel à payer de votre poche les créateurices de contenu. C’est une nécessité évidente pour elleux et si vous en avez les moyens, faites-le.
Mais ce ne sont pas des changements de comportements individuels qui résoudront la question de fond : notre dépendance collective aux réseaux sociaux pour exprimer et partager des idées.
Car, quand on utilise ces outils, que l’on soit féministe ou pas, il est très difficile d'échapper totalement à leur logique : la rationalité marchande.
Les réseaux sociaux sont pensés pour nous faire consommer davantage. C’est littéralement leur raison d'être. Nul délire paranoïaque ici, il s’agit d’un fait avéré (leurs créateurs ne s’en cachent pas, d’ailleurs).
Peut-être que c’est plutôt ça, le vrai scandale ? La façon dont la technologie organise l’infiltration d’une logique marchande partout et tout le temps ? Peut-être qu’on devrait se préoccuper de la façon dont notre système économique rémunère des consultants en marketing mais ne donne pas les moyens de vivre dignement a des artistes ou des militant·es ?
Je crois vraiment qu’on aurait intérêt à passer moins de temps à produire des jugements moraux sur les personnes qui créent du contenu sur Instagram (ou ailleurs), et plus de temps à repenser nos modes de production et de diffusion des savoirs, des idées, des images et des histoires.
Je n’ai pas de réponse toute faite.
J’aimerais plutôt entendre vos idées, vos suggestions, vos remarques.
Totalement d'accord avec la fin, le problème vient des plate formes qui exploitent les créateurs.ices, même si faire ce constat et attendre le changement de système ne solutionne pas le problème maintenant.
Il y a peut être aussi quelque chose à voir avec notre rapport aux "influencer.euses" et les relations parasociales. Pour les spectateurs.ices, pas facile de maintenir la bonne distance et ne pas être vexés dès qu'iels font qqch qu'on désapprouve.
Les positions absolues montrent qu'on oublie que c'est une personne derrière l'écran.
Merci beaucoup Louise pour ce billet toujours très bien écrit et pleins de nuances ! Pour mes deux centimes : je pense que ce qui rentre aussi en compte c’est l’exigence qui est mise sur la personne qui crée du contenu. C’est-à-dire que à la base le bénévolat associatif n’as pas à être rémunéré mais en échange la personne est totalement libre d’arrêter, de ne pas se pointer et surtout on a pas le droit de lui demander un niveau professionnel ! Et même avec ça, la plupart des associations
(Même les petits clubs sportifs) ont des sponsors sans que ça fasse sourciller personne. Or sur les réseaux sociaux on a de plus en plus d’attentes des créateurs et créatrice et les gens attendent maintenant des piges de niveau professionnel. Je vois très souvent des commentaires sous des comptes disant « je suis cette personne car sont contenus est plus qualitatif que ce que je lis dans la presse ». Ça m’interroge beaucoup du coup cette hypocrisie parce que les journalistes de Mediapart qui écrivent des articles sur le féminisme personne ne va s’offusquer du faite que ces personnes sont rémunérés et qu’il faut payer l’abonnement au journal. Pourquoi ne pas dire que Mediapart et ses journalistes aussi font du beurre sur la cause ? Tout simplement et je le crois très sincèrement : car on déteste et méprise inconsciemment les outsiders.
Pour moi c’est ça l’hypocrisie… Aujourd’hui la plupart des personnes qui tiennent des gros comptes (quand c’est pas carrément des médias) travaillent dessus une cinquantaine d’heures par semaine et leur travail bénéficie gratuitement à la communauté. On ne peut pas juste les exploiter et nier qu’il s’agit d’un travail coûteux et épuisant même si effectivement elles en tirent souvent des avantages (livres, notoriété, capital symbolique, opportunités pro,…). Enfin à nuancer côté opportunité pro… Il ne faut pas oublier qu’être exposé et politisé peut ouvrir des voix pro mais aussi en fermer beaucoup d’autres. J’ai déjà rencontrée des féministes qui ont du faire toute leur carrière en lien avec le féminisme à la suite de leur militantisme alors qu’elles auraient aimées partir car malheureusement l’étiquette féministe leur collaient à la peau dans le milieu pro…
Bref, comme tu le disais il faut voir qu’elle est l’objectif : continuer à produire du contenu dans de bonnes conditions et de manière éthique pour soi et les autres ou juste sans servir de vitrine pro ?
Voilà, en tout cas merci infiniment pour ce texte d’une grande qualité comme à ton habitude