Les Noirs & les Arabes : homophobes et misogynes ?
Les bobos, les wokistes et les barbares
J’avais prévu un article sur les manifestations concrètes de la lesbophobie dans ma vie, et vous le recevrez — mais pas aujourd’hui.
Vu l’actualité, la priorité n’est pas là.
On va quand même parler d’homophobie, puisque c’est le thème du mois.
J’ai choisi de m’attaquer à une question que beaucoup de personnes se posent tout bas et que pas mal articulent tout haut :
“Comment se fait-il que de nombreuses féministes et militant·es LGBT+ soutiennent la révolte antiraciste…
…alors que, c’est bien connu, les Noirs et les Arabes sont d’affreux misogynes et détestent les homos ?”
Le message, en gros : vous vous gargarisez avec l’antiracisme parce que vous êtes des bobos hors sol, mais si vous vous trouviez dans la même pièce que ces gars-là, vous seriez les premières à demander à la police de vous protéger.
(un jour, j’écrirai un article sur la façon dont le terme “bobo” est utilisé pour décrédibiliser toute femme exerçant une profession intellectuelle, située à gauche et gagnant à peu près sa vie)
Il n’y a pas que les habitué·es de la fachosphère qui pensent ça. Je me souviens d’une conversation horrifiante avec des connaissances gays blanches qui se pensent, je crois, plutôt progressistes, et qui disaient très tranquillement que… quand même, avec les Arabes, nous les homos on n’était pas en sécurité.
D’ailleurs, ce discours est très fortement mobilisé par les droites et l’extrême-droite pour nourrir l’homonationalisme. Ce terme forgé par la chercheuse américaine Jasbir Puar décrit l’apparition, chez les homosexuel·les blanc·hes, d’un nationalisme raciste trouvant son prétexte dans la menace spécifique que constitueraient l’Islam et les personnes musulmanes.
Alors allons-y.
Les Noirs et Arabes sont-ils homophobes et misogynes ?
Les femmes et les LGBT+ devraient-ils avoir peur d’eux ?
Suis-je une bobo hors sol qui ne comprend rien à la politique et se fait manipuler par de dangereux wokistes à la peau foncée ?
Ma réponse tient en quatre points.
1. Cette question est absurde parce qu’elle nie l’existence de toutes les femmes, de toutes les féministes et de toutes les personnes LGBT+ qui ne sont pas blanches
Cette question oppose les Noirs et les Arabes d’un côté, aux femmes et aux LGBT+ de l’autre.
Elle est fondée sur un présupposé implicite : les femmes et les LGBT auxquels on s’adresse sont blanc·hes, et les personnes racisées auxquelles on fait allusion sont nécessairement des hommes cisgenres hétérosexuels (homophobes et misogynes par-dessus le marché !).
Or il y a plein de femmes noires et arabes (un bon 50%, je dirais) et, parmi elles, de très nombreuses féministes.
De la même façon qu’il y a plein de trans, de pédés et de gouines racisé·es.
Cette invisibilisation n’est pas un hasard ou un oubli malheureux.
Elle reflète une totale incapacité à considérer que les personnes racisées sont des êtres humains divers, avec des sexualités et des opinions variées, une agentivité politique et une capacité à articuler une pensée propre.
Elle témoigne aussi de la très grande difficulté à réaliser l’existence des femmes racisées dans la pensée blanche - y compris la pensée féministe blanche.
Cela me fait penser au titre du livre afroféministe Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais certaines d’entre nous sont courageuses, par Akasha Gloria Hull, Patricia Bell-Scott et Barbara Smith (publié en 1982).
Cela me renvoie aussi à la notion de féminité hégémonique que déploie Hanane Karimi dans son récent livre Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? (ed. Hors d’Atteinte, 2023) : la pensée raciste distingue entre une “bonne” féminité (blanche, bourgeoise, cisgenre), qui est la féminité hégémonique, et une féminité hérétique, qui doit être muselée, punie et recadrée.
Je vois déjà les gens du camp d’en face me dire que je joue avec les mots, que je détourne leur question, que je raconte des trucs d’intello.
OK, on va reformuler le propos pour y répondre honnêtement et frontalement : les hommes cisgenres hétérosexuels noirs et arabes sont-ils particulièrement homophobes et misogynes ?
2. Évidemment qu’une grande partie des hommes cishet noirs et arabes sont sexistes et homophobes…
Tout comme les personnes blanches.
Oui, j’ai vécu des discriminations homophobes venant d’hommes racisés. Bien sûr que oui.
Ils ne viennent pas au monde avec une protection magique contre les queerphobies, à ce que je sache.
Et j’en ai vécu plein venant d’hommes et de femmes blanc·hes. Tout autant sinon plus. Vraiment.
Sachez que le pire truc que j’ai entendu de toute ma vie de lesbienne m’a été dit par une femme blanche, bourgeoise, habitant à Versailles.
Oopsie.
(Eh oui ! Les femmes blanches cisgenres peuvent avoir des opinions de merde et maltraiter leur entourage ! Elles ne sont pas naturellement et spontanément de pauvres brebis expiatoires à l’innocence et la douceur infinies !)
Ce que j’ai remarqué, c’est qu’il y a un deux poids deux mesures.
Quand une personne tient un propos lesbophobe, du genre “vous les gouines, c’est sale ce que vous faites”, trois cas de figure :
Si la personne s’appelle Géraldine, on laisse tomber : c’est sa misogynie intériorisée, il faut l’excuser.
Si la personne s’appelle Jean-Michel, on va me dire “oh, allez, c’est un homme de sa génération, il blaguait, il faut le comprendre”.
S’il s’appelle Mohammed, ça sonne le tocsin direct.
Un peu comme si on s’en foutait de me protéger et que ce qui comptait vraiment, c’était de pouvoir taper sur les Noirs et les Arabes.
Entendons-nous bien : les actes misogynes, homophobes et transphobes ne sont JAMAIS acceptables. Et ils sont encore beaucoup trop nombreux.
Mais prétendre qu’ils sont l’apanage des hommes racisés, c’est faux, hypocrite, injuste et très franchement ça n’aide ni la cause féministe, ni la cause LGBT.
En revanche, ça fait progresser le racisme. Du coup ça sera sans moi, merci.
3. Si on jette un rapide coup d’œil à notre histoire, ce ne sont pas les hommes racisés qui sont dangereux pour les femmes blanches.
Ce sont les femmes blanches qui sont dangereuses pour les hommes racisés.
L'idée que tout homme racisé est un dangereux violeur en puissance n’est pas seulement fausse et hypocrite. C’est aussi une idée profondément raciste, qui a justifié des crimes innommables, avec la complicité des femmes blanches, qui ont accusé à tort des hommes noirs de viol.
Les femmes blanches ont également participé de façon active au système esclavagiste et colonial.
A ce stade de la discussion, souvent, ce qu’on essaie de me faire dire, c’est que
ouiiiiii, bien sûr, les Blanc·hes peuvent être sexistes ou racistes,
nooooooon, bien sûr, les hommes noirs et arabes ne violent pas tout ce qui bouge…
mais, quand même, les Arabes et les Noirs sont plus misogynes. Sont davantage homophobes. Dans l’ensemble.
N’est-ce pas ?
On tente de me faire établir une comparaison entre les hommes racisés et les hommes blancs pour :
1/ dédouaner ces derniers ;
2/ justifier un racisme éhonté à l’encontre des premiers.
Et après on s’enferme dans un débat stérile où moi je dis que non, les hommes cishet noirs et arabes ne sont pas plus misogynes et homophobes que les autres, et que d’ailleurs les hommes puissants en Europe, aujourd’hui, sont presque tous blancs, et c’est leur haine à eux qui a le pouvoir de faire le plus de dégâts (et de loin)…
et où en face on me dit que si, si, je connais pas la vraie vie et je raconte des bêtises.
Je vous le dis tout net : je refuse de m’enferrer dans une discussion infinie là-dessus, pour deux raisons.
Déjà, si on voulait vraiment réfléchir sur ce sujet, ce serait bien d’aller écouter en priorité les féministes et les militant·es LGBT+ racisé·es.
Et surprise surprise, iels ne tressent pas des couronnes de laurier aux hommes et femmes blanc·hes pour leur pensée et leurs pratiques politiques.
Mais alors pas du tout.
Ensuite, il est réellement impossible de répondre factuellement à cette question car la France interdit les statistiques ethniques (ce qui empêche de faire des enquêtes démontrant l’existence du racisme systémique).
On n’a pas de données solides.
Vu le point auquel les Corentin de ce monde sont obsédés par le pragmatisme, ça devrait les inciter à la prudence.
Mais vous savez quoi ? On va aller un cran plus loin.
Supposons que demain, on fasse une enquête sociologique et statistique sérieuse, étayée, neutre.
Supposons qu’en moyenne, les hommes cisgenres hétérosexuels noirs et arabes soient effectivement plus défavorables à l’homosexualité. Qu’ils soient plus misogynes que des hommes cisgenres hétérosexuels blancs.
(Ce dont je doute fort.)
Cela signifierait-il qu’une femme lesbienne blanche devrait s’abstenir de soutenir la lutte antiraciste ?
Eh bien : non.
4. Même si les hommes noirs et arabes étaient tous particulièrement misogynes et homophobes, je défendrais quand même leur droit de ne pas se faire buter.
Parce que c’est de ça dont il s’agit.
Je sais très bien que, parmi les personnes révoltées, il y en a plein avec lesquelles je ne suis pas d’accord politiquement. Je suis très au courant que certaines d’entre elles condamnent ma façon de vivre et de faire famille. Qu’il y en a sans doute qui me considèrent comme une “dégénérée”.
Contrairement à ce que semblent imaginer les gros malins qui me traitent de “bobo dans ma tour d’ivoire”, j’ai une idée assez précise de ce à quoi ressemblent le sexisme et l’homophobie, et les différentes formes qu’elles peuvent prendre en fonction de la personne qui les incarne.
Spoiler alert : je me les prends en pleine gueule au quotidien. Bien davantage que les mecs qui me donnent des leçons de morale.
Et vous savez quoi ?
Je pense quand même que les personnes racisées
— toutes les personnes racisées —
méritent de pouvoir vivre sans craindre de se prendre une balle pour rien.
En fait, je pense que tout le monde mérite de vivre sans risquer une exécution sommaire.
(2023, être de gauche, devoir écrire ce genre de phrases, avoir l’impression d’être en plein épisode de Black Mirror).
Tout le monde, même celleux qui ne sont pas d’accord avec moi.
Même celleux qui me détestent.
Même celleux que je déteste.
Je veux dire, je défends littéralement le droit d’Eric Zemmour ou de Gérald Darmanin à ne pas être tués à bout portant sans raison, alors que je les hais de tout mon cœur. Je crois sincèrement que le monde serait un endroit plus beau s’ils n’y étaient plus.
Et pourtant. Je ne pense pas que les faire assassiner par la police soit une solution acceptable.
Ça s'appelle l’Etat de droit.
Un droit fondamental et inaliénable est un droit qu’on doit défendre de façon inconditionnelle.
Je soutiens le droit de vivre dignement des personnes racisées, sans avoir besoin qu’elles soient d’accord avec moi, ou qu’elles cochent les cases du bon petit militant queer 2023.
Je peux tout à fait militer aux côtés de personnes, et même pour des personnes, avec lesquelles j’ai de profonds désaccords.
D’ailleurs, je note avec intérêt que pendant la lutte contre la réforme des retraites, personne n’est venu voir les féministes, blanches ou racisées, en nous disant : hé mais c’est étrange, vous soutenez le mouvement alors que parmi les militant·es, il y en a plein qui sont super misogynes !
Sérieusement, pensez-y. Est-ce que Jojo le vieux briscard de la CGT est le mec le plus pointu sur les sujets féministes ? Non, pas vraiment. Mais ça ne préoccupe personne.
Personne non plus, à ma connaissance, n’est allé voir les personnes racisées qui manifestaient contre la réforme, pour leur faire remarquer que dans les gens qui défilaient, nombreux étaient de gros racistes, et que donc c'était quand même bizarre de faire cause commune avec ces types-là.
(Je suis même prête à parier que, si des personnes racisées ont élevé la voix pour dire à quel point il leur est épuisant de militer dans un environnement raciste, on leur a demandé de se taire au nom de la sacro-sainte convergence des luttes).
Dans ce sens-là, des femmes blanches vers les hommes blancs, des personnes racisées vers les personnes blanches, tout le monde a l’air de comprendre qu’une solidarité politique peut (et parfois doit) se construire en l’absence d’un accord absolu sur tout.
La seule raison pour laquelle ma position peut apparaître incongrue aujourd’hui, pour un regard blanc, c’est parce que je suis une femme blanche et que les personnes qui se font tuer sont des hommes noirs ou arabes.
Au fond, ces remarques sur la supposée misogynie des hommes noirs et arabes, qui devraient leur aliéner les femmes blanches, témoignent d’une citoyenneté et d’une humanité conditionnelles des personnes racisées.
Cette question sous-entend que les hommes noirs et arabes mériteraient de vivre, d'être protégés et respectés, si et seulement s'ils adhèrent à un ensemble de normes et de valeurs.
Lesquelles ? On sait pas trop, vu que Corentin et moi ne serions probablement pas du tout d’accord sur le contenu d’un manifeste politique. Les mecs de droite qui prétendent aujourd’hui vouloir me “protéger” sont les premiers à me dire de “rentrer dans la cuisine” quand je prends la parole publiquement sur des sujets qui les chatouillent (c’est-à-dire : n’importe quel autre sujet que la recette d’une tarte aux cerises).
Mais peu importe : tout manquement, réel ou supposé, à ce code blanc implicite et mouvant, destituerait les personnes racisées — et singulièrement, les hommes racisés — de leur humanité.
Tout écart à cette norme arbitraire justifierait une exécution sommaire.
Ou bien des peines de prison ferme pour des larcins.
Comment ne pas y voir une logique irrémédiablement raciste ?
Nous avons toustes un droit inaliénable à une vie digne.
Toustes.
Quelles que soient nos opinions.
(Attention : je ne dis pas que les personnes tuées sommairement par la police ces dernières années étaient de mauvaises personnes ou avaient des opinions nauséabondes. Je n’ai aucune raison de le croire. Je dis juste qu’on ne devrait même pas se poser cette question de la moralité.
C’est terrible d’avoir besoin de dire que tel ou tel n’avait pas de casier, était un voisin sympa, aidait la petite vieille du quartier avec ses courses, pour justifier son droit de ne pas être exécuté.
Ce n’est tout simplement pas le sujet.)
Pour finir, j’aimerais rappeler qu’avoir des convictions politiques, ce n’est pas mettre des gens dans la case des “Bons” et d’autres dans la case des “Méchants”.
On n’a plus huit ans. Le monde est plus complexe que ça.
Ce qui veut dire que je n’ai pas une vision naïve et angélique des personnes qui portent la lutte antiraciste.
Certaines d’entre elles ont des positions homophobes, lesbophobes ou sexistes. Certaines des organisations antiracistes couvrent des affaires de violences sexistes. Comme partout.
C’est banal et comme à chaque fois, c’est grave. Comme à chaque fois, la lâcheté complaisante du collectif face aux agissements d’un de ses membres détruit des vies.
Une violence n’annule pas l’autre. Une violence ne justifie pas l’autre.
Je peux tout à fait soutenir la révolte antiraciste et dénoncer les violences qui se passent en coulisses.
Aux côtés et surtout *derrière* les féministes et les militant·es LGBT+ racisé·es.
Iels font un travail énorme, depuis longtemps, pour porter un discours et des pratiques qui détruisent à la fois l’hétéropatriarcat et la blanchité.
Force à elleux.
Force aux jeunes gens à qui l’on tente de faire comprendre aujourd’hui, une fois de plus, que leurs vies ne vaudraient rien.
Le bruit des bottes est assourdissant.
Le seul espoir, c’est la lutte.
P.-S. : je n’ai pas le cœur, aujourd’hui, à clôturer cet article avec une photo de chat. Je pense que vous comprenez.
P.-P.-S. : Des militant·es antiracistes ont créé une page qui recense toutes les façons d’aider la lutte en cours, avec les dates des prochains rassemblements :
P.-P.-P.-S. : pour continuer de s’informer sur ce qui se passe & ce que vous pouvez faire, je vous recommande aussi les comptes Instagram suivants (si vous cliquez dessus, ça vous renvoie vers leur profil) :
IMPORTANT : les personnes de cette liste sont racisées. Elles n’ont pas pour devoir, ni pour hobby, d’éduquer ou de réconforter les Blanc·hes.
Si vous êtes Blanc·he, ne les épuisez pas encore davantage avec des DMs colériques ou paniqués parce que vous avez lu un truc qui vous heurte. Ne nous comportons pas comme le premier Jean-Michel venu le ferait avec nous.
Je recommande aussi chaudement :
la tribune de l’autrice Diaty Diallo, en accès libre sur Manifesto XXI,
ainsi que la newsletter , par , par exemple ce post concernant la philosophie de Martin Luther King sur les émeutes (qui n’est pas le pacifisme béat et consensuel auquel l’histoire essaie de le réduire).
Nicolas Galita a aussi écrit toute une série de posts sur les meurtres policiers. La description factuelle du déroulé des événements met à jour l’existence d’un véritable pattern, à l’opposé des discours qui veulent n’y voir que des “dérapages” isolés :
Merci Louise ! J’ai lu des trucs si choquants dans des commentaires venu de femmes blanches ces derniers jours. Parfois ça me coupe le sifflet qu’on puisse avoir des visions aussi binaires et racistes du monde. Quand est-ce qu’on comprendra à l’echelle de l’humanité que la fluidité c’est pas que pour le genre ? 😅
Tu as très bien articulé et argumenté ce que j’aurais aimé répondre à ces personnes. Et merci pour les ressources aussi !
Merci à Emma de m'avoir fait découvrir ton texte Louise, trop bien. Je m'abonne direct.