Maïa Mazaurette, la NUPES et moi
Faut-il accepter des compromis politiques pour mieux lutter ?
Il y a une dizaine de jours, la chronique sexo de Maïa Mazaurette, dans Le Monde, a traité de la remise en cause de l’hétérosexualité en citant (aux cotes de quelques autres) mon livre, Comment devenir lesbienne en dix étapes.
Le titre était plus que prometteur : “Comment peut-on encore être hétérosexuel ?”.
A mon échelle, c'était un petit événement.
D’abord parce que cette journaliste est assez connue, et lue, pour que plusieurs proches m’envoient des captures d'écran en mode “oh la la, Maïa parle de toi !”.
Ensuite, parce je suis le travail de Maïa Mazaurette depuis longtemps : j'étais d’autant plus flattée d'être citée que je lisais ses articles avec assiduité quand j'étais hétérosexuelle. J’ai eu l’impression d’avoir été reconnue par quelqu’un que j’admirais : c'était délicieux et excitant.
Je me suis donc jetée dans la lecture de cette chronique avec un espoir (et une avidité narcissique) tout particuliers.
La déception fut à la hauteur de mon enthousiasme initial.
Le texte est si modérée que le propos en devient flou, accumule les statistiques qui mettent en parallèle les “homos” et les "hétéros" sans jamais évoquer l’existence du patriarcat (celui dont il ne faut pas prononcer le nom quand on écrit pour un média mainstream, visiblement), ni les questions spécifiques qui se posent pour les femmes lesbiennes. L’article contient même un ou deux contresens, par exemple quand la journaliste précise que le but des auteurices qu’elle cite n’est quand même pas d’en finir avec hétérosexualité - je ne peux pas parler pour Juliet Drouar ou Virginie Despentes mais en ce qui me concerne, si, en finir avec l’hétérosexualité c’est exactement mon propos.
J’ai alors eu l’envie de me fendre d’une story plutôt cinglante, par conviction (et déception) sincères, mais aussi parce que les réseaux sociaux nous poussent vers ça : la mise en scène de nos opinions de façon tranchée et tranchante.
L’indignation crée du clic et les clics créent des ventes.
Les formules acerbes s’assemblaient déjà dans ma tête quand j’ai commencé à voir un backlash se mettre en place contre Maïa Mazaurette, accusée de vouloir régenter la vie des gens et de détruire l’Occident a coup de plugs anaux et de chroniques sexos. Ses détracteurs n’ont visiblement lu que le titre de son article et, trop contents de trouver une raison de hurler, ils en ont profité pour bafouiller leur rage bouffie sur les plateaux télés. Fragilité, vous avez dit fragilité ?
Du coup, j'étais gênée : je n’avais vraiment pas envie de me joindre au chœur des protestations, pas à ce moment-là, pas de cette façon. Je connais de près la solitude qu’on ressent quand on est attaquée de tous les côtés.
Et puis, je fréquente assez les réseaux sociaux pour me méfier des dynamiques qu’ils entraînent : par exemple, j’essaie de ne pas céder à l’impression selon laquelle, puisque Maïa Mazaurette a beaucoup de followers et qu’elle est relativement connue, je ne peux pas la déstabiliser ou la blesser.
C’est faux. Derrière ce nom il y a un être humain et cet être humain, comme tous les êtres humains, ne passe pas un très bon moment quand on le critique sans ménagement.
En même temps, je n’avais pas envie de me taire sans autre forme de procès.
Je suis persuadée qu’il est sain que les désaccords puissent se dire au sein d’un même mouvement, surtout en tant que lesbienne au sein du mouvement féministe : nos concepts, nos combats et nos pratiques lesbiennes sont trop régulièrement appropriées, détournées de leur objet et vidées de leur sens profond par des féministes hétéras.
J'étais face à un dilemme. Dire haut et fort ce que je pensais, sur un sujet qui me tient très à cœur, ou bien battre en retraite au nom de la sororité ?
Vous connaissez sans doute déjà le dénouement de l’affaire : vous aurez remarqué que je ne l’ai finalement pas publiée, cette story cinglante.
J’ai choisi de me laisser le temps et l’espace de la nuance.
Ce qui a impliqué, dans un premier temps, de me taire.
J’ai fini par écrire un texte bien plus long et plus articulé qu’une story insta, bien après ma première réaction épidermique. Le texte que vous êtes en train de lire est en effet publié dix jours après la publication de la chronique de Maïa Mazaurette. Sur toute une vie, dix jours, ce n’est pas grand-chose, mais à l'échelle des réseaux sociaux, j’ai attendu environ une année-lumière.
Je ne l’ai pas fait seulement un souci de charité et d'humanité envers la journaliste, qui par ailleurs me semble être une adulte très capable de se gérer toute seule et de faire face aux critiques (je ne crois pas qu’on puisse être une femme qui parle publiquement de sexe pendant vingt ans sans avoir le cuir épais et la repartie solide).
Ma préoccupation était aussi concrète et pragmatique.
Quand on s’attaque à des sujets délicats et mal compris, comme la critique de l’hétérosexualité comme régime sexuel patriarcal, on n’a pas forcément intérêt, d’un point de vue stratégique, de s’attendre à ce que tout le monde comprenne le propos sans jamais le déformer et de hurler à la mort quand nos allie.es sont un peu à côté de la plaque.
Qu’une journaliste écrivant dans un média aussi mainstream que Le Monde cite le bouquin de Juliet Drouar ou le mien, c’est déjà une avancée. C’est déjà une main tendue. Et point de vue efficacité politique et construction d’un mouvement commun, mordre les mains tendues, ce n'est pas une excellente idée.
A ce stade de votre lecture, vous vous dites peut-être que vous raconter tout ça, c'est finalement un ego trip un peu gênant et qu’en réalité, que j'écrive cette story de protestation ou pas, ça ne changeait rien à la face du monde.
Sur ce dernier point, je suis bien d’accord.
Alors, pourquoi est-ce que je pense que ça vaut quand même la peine de vous en parler, et avec tous ces détails ?
Parce que le dilemme auquel j’ai fait face dépasse le cadre anecdotique de mon cas personnel.
Faire front commun en taisant nos désaccords ou bien refuser le compromis pour éviter la compromission ? C’est une question essentielle pour tous les courants politiques minoritaires ou minorisés.
On doit toujours faire ce choix délicat entre préserver l'unité pour mieux faire barrage à nos adversaires, ou bien exprimer ses désaccords pour rester fidèle à soi-même et aussi, peut-être, faire progresser notre cause vers une position plus juste et plus équilibrée.
Evidemment, il ne s’agit pas de choisir une fois pour toutes dans une direction ou l’autre. Tout est une question de sujet et de moment.
Mais je crois qu’il est crucial, quand on fait partie d’une minorité politique, de savoir montrer un front uni et unanime aux yeux de la majorité.
En psychologie sociale, la cohérence interne et interpersonnelle est l’un des principaux facteurs qui permet à une minorité d’influencer efficacement une majorité.
Or j’ai l’impression qu'à gauche et en particulier dans les milieux queers, on est nombreux.ses à avoir été silencées si longtemps et tant de fois que l’on ne supporte plus de devoir se taire, se refréner, de faire front commun et de taire nos désaccords. Même momentanément, même dans une perspective stratégique.
En ce qui me concerne, j’ai l’impression d’être bien plus prompte à identifier les points de dissension que ceux avec lesquels je suis d’accord, bien plus entraînée à critiquer qu'à faire des compromis.
Habituée à devoir me défendre, je dégaine souvent trop vite mes pistolets, quitte à égratigner nos camarades de lutte au passage.
Je n’impose évidemment rien à personne (et je n’ai pas ce pouvoir !) mais j’avoue que je rêve d’une gauche plus unie, d’une gauche davantage capable de mettre de côté les désaccords (profonds et réels) de façon stratégique.
Vous aurez peut-être remarqué que je publie ce texte quelques jours avant le second tour des législatives en France. Cela signifie que vous avez encore la possibilité d’aller voter pour l’alliance de gauche (la NUPES ou nouvelle union populaire, écologique et sociale).
Même si vous n'êtes pas d’accord avec l’intégralité de leur programme.
Même si Mélenchon vous agace.
Même si on sait bien, vous et moi, que ça ne réglera pas tout.
C’est un moment essentiel pour faire front commun.
Et ce vote-la, contrairement aux petites stories Instagram que j'écris ou que je n'écris pas, il a le pouvoir de changer les choses : sinon la face du monde, du moins celle du gouvernement français.