La marche des fiertés, une émeute ?
S'inscrire dans un passé mythifié ne résoudra pas les contradictions du présent
Ce samedi, c’est la marche des fiertés à Paris.
Pour beaucoup de gens, c’est synonyme de : “des tas d’homos en slips dans la rue”. Marrant, peut-être vaguement choquant, au total assez inconséquent.
Dans les milieux queers… C’est plus compliqué.
En particulier pour nous, les gays et lesbiennes blanc·hes pas spécialement précaires.
Il semblerait qu’on soit pas super clairs sur ce que c’est et surtout, sur ce qu’on veut ou peut en faire.
Il n’aura échappé à personne que cette marche est devenue de plus en plus commerciale.
Initialement une protestation transgressive destinée à affirmer l’existence d’identités déviantes face à la société hétéronormée, c’est maintenant un cortège essentiellement festif avec des chars sponsorisés par des multinationales et des goodies jetables distribués en veux-tu-en-voilà.
Du coup, dans les cercles LGB blancs, tout le monde répète à l’envi : “Stonewall, c’était une émeute”…
Comme pour conjurer le spectre de la récupération capitaliste et nationaliste de nos identités.
(Au cas où vous ne seriez pas au courant : les émeutes de Stonewall, à New-York en 1969, ont donné naissance aux marches des fiertés. Cette révolte fait suite à une énième descente de police dans les bars gays, lesbiens et trans de la ville. Des personnes LGBT et d’autres, dont pas mal de personnes racisées et précaires, ont répliqué à la violence policière, ce qui a accéléré la structuration de groupes militants pour les droits LGBT. C’est à la date anniversaire de ces émeutes qu’a été organisée la première marche des fiertés, en 1970.)
“Stonewall était une émeute, Stonewall était une émeute”.
Si on traduit :
“Stonewall était une émeute, Stonewall était une émeute…. donc nous aussi on proteste. On n’est pas des vendu·es, promis craché !”
Mais cette litanie incantatoire ne permet pas de répondre à une question essentielle :
concrètement, si on fait partie des personnes LGB blanches, bourgeoises & cisgenres relativement privilégiées dans la société capitaliste contemporaine,
on fait quoi de cette marche qui, de fait, n’est pas, n’est plus une émeute ?
On fait quoi de cette marche sponso par Mastercard avec des hétéros qui se sentent super ouverts d’esprit parce qu’ils ont mis des paillettes biodégradables dans leur barbe bien taillée ?
Vraiment, c’est une question sincère ou plutôt deS questionS sincèreS :
on boycotte ?
on soutient plutôt une autre marche, plus engagée et décoloniale ?
on y va ?
si on y va, on se contente de danser sur Rihanna ?
ou bien on essaie de faire passer un message ?
comment on le fait passer, ce message ?
on porte des pancartes ?
on écrit quoi dessus ?
on rejoint un cortège ?
lequel ?
Je ne peux pas répondre à ces questions à votre place.
Mais il y a une chose que je sais : il faut commencer par regarder bien clairement le fait que l’homosexualité n’a plus la même place dans la société qu’au moment de Stonewall.
Aujourd’hui, contrairement à la situation des années 1960 et 1970, il y a beaucoup de personnes LGB (l’omission du T est volontaire) blanches, cis, bourgeoises, dont je fais partie, qui n’ont jamais été inquiétées par la police pour leur identité sexuelle et n’ont pas besoin de s’en préoccuper.
Il y a beaucoup de personnes LGB dont la solidarité de classe, spontanément, va vers les autres blanc·hes cis bourgeois avant d’aller vers les personnes trans ou les personnes queers racisées.
La police ne ferme plus les bars gays. C’est un fait.
Qui a une conséquence : un certain nombre de personnes lesbiennes et gaies peuvent se payer le luxe de la dépolitisation.
Quand le bar Bonjour Madame, à Paris, subit une descente de police et une fermeture forcée pour des prétextes fallacieux qui le mettent au bord de la ruine, je crois vraiment que ce n’est PAS en raison de son étiquette queer, mais de son (courageux) engagement militant contre la politique macroniste et la répression étatique.
D’ailleurs, il y a plein de bars gays qui vendent des cocktails à douze trillions d’euros et se gardent bien de porter le moindre message anti-macroniste qui, eux, restent bien tranquillement ouverts.
(Attention, je ne dis pas que la police adore les gouines et les tapettes. Ce n’est pas le cas. Mais la violence étatique n’est plus prioritairement dirigée vers nous.)
C’est aussi pour ça, au passage, que je ne suis pas super fan des slogans du genre “chaque baiser lesbien est une révolution”.
Je vois la vibe dramaqueen meets politics et la dramaqueenie, j’adore. Mais un baiser lesbien entre deux femmes blanches cisgenres bourgeoises qui gagnent bien leur vie est pas trop une révolution, franchement.
Ce n’est pas parce qu’on subit de la lesbophobie que chacun de nos pas, chacun de nos souffles est une résistance enflammée et magnifique à l’hétéropatriarcat. Autant je suis convaincue de la charge émancipatrice de la gouinerie (j’ai écrit tout un bouquin sur le lesbianisme politique…), autant un engagement politique révolutionnaire demande (hélas) un peu plus de taf que de se faire des bisous, particulièrement quand on est par ailleurs plutôt privilégié·e.
Evidemment, je n’en conclus pas que c’est super, vive le pinkwashing, remuons notre popotin sur Britney Spears en buvant du Coca-Cola sans trop nous poser de questions.
Mais par contre, je suis vraiment convaincue que ça ne sert à rien que des personnes blanches cisgenres qui n’ont jamais subi la moindre violence policière répètent à l’infini : “la première pride était une émeute !”, comme si la seule référence à un passé mythifié suffisait à résoudre les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui en matière de pinkwashing et de récupération nationaliste des identités lesbiennes, bisexuelles et gaies.
Ça ne sert à rien de ressasser des slogans comme des formules magiques, sans se demander immédiatement :
comment on fait pour que la marche des fiertés reste un mouvement contestataire ?
Et aussi, et surtout :
on conteste quoi, nous, aujourd’hui, exactement ?
avec qui on décide d’exprimer une solidarité ? de quelle façon ? on donne du temps ? de l’argent ? on relaie la parole ?
Moi, je ne peux pas aller à la Pride en prétendant que je suis l’héritière directe de Stonewall car c’est matériellement pas vrai que je suis discriminée de cette façon-là. Ce serait hypocrite en plus d’être totalement inutile. Quand la police me voit, elle voit une femme blanche, pas une gouine. Je n’ai jamais jeté le moindre pavé sur la police. Et je n’ai pas envie de prétendre le contraire, implicitement ou explicitement, pour m’éviter des questions difficiles.
En revanche, je peux et je veux aller défiler pour nos adelphes trans, en particulier nos sœurs trans, qui s’en prennent plein la gueule à la fois dans la rue et dans les lois.
Pour elleux dont les droits doivent être arrachés un à un et surtout protégés, car rien de ce qui est gagné n’est acquis - comme en témoigne cruellement ce qui se passe en Russie et aux Etats-Unis.
Je peux et je veux aller défiler pour protester contre la façon dont le capitalisme mais aussi le nationalisme digèrent et recrachent dans un rot nos identités.
En essayant de jouer les gouines et les pédés contre les “étrangers”.
En exerçant une violence éhontée à l'encontre des personnes exilées, précarisant toujours plus les personnes trans qui tentent de prendre refuge en France ou ailleurs.
Je rappelle qu’en 2022, selon une enquête Ifop commandée par Têtu et relayée par le site Madmoizelle, 16% des personnes homosexuelles et bisexuelles interrogées en France sont prêtes à voter pour le RN à la présidentielle.
Je rappelle qu’Israël essaie de s’ériger en défenseur des droits LGBT pour faire oublier les violations terribles et quotidiennes des droits humains commises sur les Palestinien·nes.
Je peux et je veux aller défiler en solidarité avec nos adelphes racisé·es qui subissent des violences policières mais aussi, jusque dans nos cercles et nos espaces militants, des violences racistes exercées par d’autres personnes queers blanches.
Je peux et je veux aller défiler pour protester contre la façon dont l’Etat, sous couvert de nous filer la PMA comme si c’était une faveur, continue de policer nos familles et nos identités.
Toute insémination artisanale reste illégale – je ne sais pas si on mesure bien l’absurdité de la chose. Si Corentin éjacule dans Géraldine tout va bien, si Corentin éjacule dans une pipette que Géraldine se met dans le sexe, ce sont de dangereux hors-la-loi. What. The. Fuck. Et les personnes trans n’ont toujours pas accès à la PMA !
Je peux et je veux aller défiler pour lutter contre la montée d’une pensée d’extrême-droite qui banalise les violences à l’égard de tout ce qui est perçu comme différent, qu’il s’agisse d’un homo ou d’une adolescente qui porte une abaya.
Les raisons d’aller défiler ne manquent pas.
En toute conscience du fait que cette marche n’est plus une émeute.
En toute conscience de ma dette envers Stonewall.
En toute conscience de l’écart qui me sépare de la foule qui, en 1969, se révolte face aux policiers.
Et d’autant plus déterminée à lutter de la façon qui me semble à la fois juste, sincère et utile.
Et vous, pour quoi, pour qui voulez-vous défiler ?
Quelques idées concrètes pour que la marche des fiertés garde son caractère contestataire — c’est tout simple, et c’est moins sexy que des storys enflammées sur insta, mais c’est aussi plus utile :
Faites des panneaux avec vos idées - et réfléchissez bien aux slogans : comme le soulignait lucie_ottobruc, on n’a peut-être pas besoin de faire un jeu de mots impliquant le mot “clito” vu les récupérations transphobes permanentes de ce genre de propos ;
Rejoignez un cortège militant qui répond à vos valeurs et vos engagements - par exemple celui des Inverti·es ? ;
Si vous en avez les moyens, filez des thunes aux associations qui luttent dans les domaines qui vous paraissent essentiels aujourd'hui et essayez de motiver les personnes autour de vous à en faire de même.
Par exemple, donnez de l’argent au FAST, le fonds d’action sociale trans.
Complétez avec vos bonnes idées en commentaire !
Cet article inaugure une série de posts en lien avec le mois des fiertés - on est déjà mi-juin mais en Allemagne, où j’habite, le mois des fiertés c’est plutôt juillet :)
Du coup, pour fêter ça, je vous propose non pas des culottes arc-en-ciel (sorry) mais une série d’articles sur la lesbophobie.
On va discuter :
des raisons pour lesquelles il est si difficile de parler de la lesbophobie, et de ses manifestations concrètes ;
du conseil à ne surtout pas donner si quelqu’un·e vous rapporte une agression lesbophobe (et ce que vous pouvez faire & dire à la place) ;
d’un super bouquin qui permet d’examiner en détail une des pires manifestations d’homophobie et de lesbophobie de l’histoire française contemporaine (vous voyez de quoi je veux parler ?) ;
et on finira avec de joyeuses recommandations culturelles gouines. Parce qu’on n’a jamais assez de propagande lesbienne dans sa vie, pas vrai ?
Si le sujet vous intéresse et que vous ne voulez rien rater, vous pouvez prendre un abonnement payant.
Ça coûte 5 euros par mois, la souscription est pliée en trois minutes montre en main, et ça me permet de continuer à écrire sur ces sujets que la presse généraliste délaisse.
Merci !
P.-S. : cette année, à Paris, il n’y aura pas de chars dans un souci d’éco-responsabilité (d’après ce que j’ai lu sur le sujet). J’ai pas bien compris si, du coup, les multinationales cessaient de financer la marche. Quelqu’un·e sait ?
P.-P.-S. : cet article de Barbieturix sur les prides berlinoises éclaire très intelligemment les enjeux des marches des fiertés.
Merci pour cet éclairage toujours aussi inspirant,
Avec d'autres personnes d'un collectif naissant nous allons marcher pour la visibilité, politisation, des Bi et Pan;
Notre banderole (que je viens de finir) dit "Bi Pan fières, vénères et révolutionnaires,
a voir quelle (r)évolution, nous pourrons réaliser :)
Rien à redire OMG. Au final le fameux "stonewall was a riot" qui se voulait lutter contre le pinkwashing/ la meme-ification de la gay pride est justement devenu un meme vidé de toute substance...