Ni fille, ni maman
Pourquoi je n’utilise plus les mots “fille” ou “maman” pour parler de femmes adultes
“Dix astuces pour les nouvelles mamans”
“Je préfère coucher avec des filles”
“Je suis à la fois une entrepreneure et une maman”
Quand on parle de femmes et de mères, les mots “fille” et “maman” sont partout et c’est peut-être un détail pour vous… mais moi ça m’écorche sérieusement les oreilles.
J’aimerais dissiper tout de suite un possible malentendu : il ne s’agit pas ici de snobisme, ni de préciosité.
Mon problème n’est pas que les mots “fille” ou “maman” manquent d’élégance, soient trop familiers, ou quoi que ce soit d’autre du même genre.
A vrai dire, je suis même franchement mal à l’aise à l’idée de porter un jugement sur des mots. J’abhorre les gens qui s’érigent en police de la langue et expliquent qu’il y une seule bonne façon de s’exprimer (surprise surprise, en général c’est la leur). J’ai subi de plein fouet, en classes préparatoires littéraires, la violence avec laquelle nous étions sommé.es de “bien parler” et j’en garde un souvenir amer, qui me garde de l’envie d’infliger à mon tour le même genre d’injonctions.
Et puis au-delà de ces considérations politiques, jouer avec le cadre de la langue me paraît bien plus marrant que de ne jamais en dépasser. J’adore les gros mots, je suis fan de néologismes et je trouve que les anglicismes apportent du sel à notre langue : le tout se combine pour me conduire à faire un usage immodéré de termes tels que l’adjectif “what-the-fuckesque”, malgré l’évident effroi qu’il suscite chez mes pairs bourgeois soucieux de parler “comme il faut”.
Bref, je n’ai pas le profil type de la personne qui écrit des articles pour s’insurger sur l’emploi d’un mot sous prétexte qu’il ne lui convient pas.
Et pourtant.
Pourtant, j’ai radicalement restreint mon usage des mots “fille” et “maman”.
Ou plus exactement : je ne les utilise plus à la place de “femme” et “mère”.
La définition du dictionnaire est assez claire : maman veut dire “mère, dans le langage de l'enfant et dans celui de l'adulte pour désigner la mère de famille, sa propre mère ou celle qui en tient lieu”.
Autrement dit, quand on est adulte, le mot maman est censé désigner notre propre mère. Alors pourquoi on le colle partout, y compris à Naomi Campbell quand elle a un enfant, alors qu’a priori ni vous ni moi ne considérons le top model américain comme un parent de substitution ?
En qualifiant les mères de “mamans”, non seulement on adopte un langage bêtifiant qui les infantilise, mais on se les approprie.
On parle de toutes les mères comme si c’était les nôtres. Je pense qu’il est difficile de n’y voir qu’un détail anodin : beaucoup de féministes racontent comment, à partir du moment où elles ont mis un enfant au monde, des inconnus croisés dans la rue se sont mis à les traiter comme s’ils avaient un droit de propriété sur elles et sur leurs bébés.
Le mot “maman” transcrit la logique patriarcale d’appropriation du corps, du comportement et même des enfants des femmes, et c’est à ce titre qu’il me dérange.
C’est exactement le même ressort qui est à l’oeuvre derrière le mot “fille”, que le dictionnaire définit comme une “personne du sexe féminin, considérée du point de vue de son ascendance ou de son origine” : la “fllle” renvoie, comme la “maman” dont elle est en quelque sorte le symétrique, à un rapport d’ascendance sociale ou de tutelle morale. En outre, ce mot est censé désigner des personnes relativement jeunes, des enfants ou des adolescentes. Pas des personnes adultes et autonomes.
Quand on dit “filles” pour parler de “femmes”, on réussit là aussi le double combo gagnant : infantilisation d’un côté, appropriation de l’autre.
On pourrait se dire que ce n’est pas si grave, qu’il ne faut pas en faire tout un plat.
Il est vrai, aussi, que le mot “femme” n’est pas parfait, notamment parce qu’en français il peut aussi signifier “épouse”.
Mais dire “femme” ou dire “mère”, c’est au moins être claire sur le fait qu’on parle entre adultes.
Or nous devrions prendre au sérieux le brouillage de catégories qu’introduit l’usage extensif de “maman” et “fille” à la place de “mère” et “femme” : cette confusion savamment entretenue entre femme mineure et femme majeure, entre femme proche et femme inconnue, emporte de très lourdes conséquences pour les personnes sexisées.
C’est la même incertitude volontaire qui fonde la façon dont le patriarcat permet que des enfants se voient traitées comme des adultes capables de consentir à des actes sexuels, pendant que des femmes adultes sont considérées comme des mineures incapables de décider pour elles-mêmes. On en sort perdantes à chaque fois, toutes, quel que soit notre âge et que l’on ait des enfants ou pas.
Je sais bien que “fille” et “maman” ça sonne plus sympa, plus léger, plus drôle.
Justement.
Pourquoi ressent-on ce besoin de désamorcer les mots “femme” et “mère” ? Que contiennent-ils de si dangereux ?
Quelque chose comme de la puissance, peut-être ?
J’ai l’impression que nous disons “mamans” et “filles” quand nous parlons de mères et de femmes exactement pour la même raison que les femmes sourient beaucoup, s’assoient les jambes croisées et sont invitées à éviter les opinions tranchées : afin de bien démontrer que notre existence ne menace rien ni personne.
C’est pour cela que je ne les utilise plus quand je m’adresse à, ou que j’évoque, des femmes adultes. Je n’ai plus envie d’édulcorer notre force pour avoir l’air plus “chou” et plus “mignonne”.
J’estime que nous avons le droit de nous prendre au sérieux. Que nous sommes légitimes à exiger que l’on parle de nous avec le même respect, et la même révérence, que ceux qui sont témoignés aux hommes de notre âge.
Les mots “femme” ou “mère” vous semblent menaçants ? Tant mieux.
On est badass* : assumons-le.
*oh tiens, encore un anglicisme ! vite, allons porter de l’eau celleux qui s’étouffent devant tant d’irrespect pour “la langue de Molière”.
P.-S. : Et si on trouve que “femme” est trop formel, on peut toujours dire meuf !