"Ecrire, c’est combler un manque"
Entretien avec Océan, auteur de "Dans la cage" (éd. Julliard)
Je suis fatiguée d’entendre que « c’est OK pour une féministe d’avoir le fantasme d’être dominée sexuellement ».
Ce message est répété sur tous les tons dès qu’on parle de sexualité hétérosexuelle.
Selon ce genre d’approche, il n’y a qu’une chose à faire avec le malaise que peut ressentir une femme féministe qui se constate excitée par la domination exercée par un homme cis : le mettre de côté.
Ah là là… Ces féministes coincées qui se posent trop de questions au lieu de profiter d’une bonne levrette.
Après tout, la sexualité doit « rester neutre », pas vrai ?
Pourtant, difficile de ne pas voir l’évidence : non, la sexualité n’est pas neutre.
Qu’autant de femmes et personnes sexisées soient excitées précisément par une situation de soumission à un homme cis n’a rien d’anodin.
Est-ce une bonne idée de juger les pratiques des autres (quel que soit leur genre) ? Non.
Est-ce qu’un malaise par rapport à une pratique sexuelle veut nécessairement dire qu’il faut l’abandonner ? Nope, non plus.
Est-ce plutôt sain de s’interroger sur la cohérence entre nos propres valeurs, désirs profonds et pratiques sexuelles ? Oui.
Ressentir un malaise dans sa sexualité, ce n’est jamais inintéressant, et jamais à balayer du revers de la main. Surtout pas quand on fait partie d’un groupe minorisé.
Autant vous dire que j’étais carrément emballée quand j’ai compris qu’interroger cette tension entre désirs et valeurs, c’était exactement le projet que l’auteur Océan s’était donné.
Enfin, quelqu’un allait décortiquer la question !
J’ai lu son essai Dans la cage. Une autobiographie socio-pornographique (éd. Julliard, 2023) quasi sans m’arrêter, le temps d’une ou deux soirées.
Le propos est concis, clair et nuancé.
Océan revient sur la formation de son désir et sa cristallisation en fantasmes de soumission, sur le rôle que les traumas ont pu y jouer et sa relation avec ces imaginaires une fois devenu adulte.
Pas de réponses toutes faites, pas d’explications simplistes mais un éclairage honnête et documenté, en partant avec beaucoup de générosité de sa propre expérience.
(Et bien sûr, rassurez-vous, il ne répète pas pendant 500 pages que “c’est OK d’avoir ces fantasmes” car on sait déjà ça, et c’est pas le sujet).
A ma connaissance, c’est le seul livre qui propose un étayage à la fois théorique et intime sur la question des fantasmes de soumission ou de violence dans un cadre hétéropatriarcal.
Le sujet vous intéresse ? J’ai une très très bonne nouvelle pour vous.
Ce super livre sort en poche, ce qui veut dire que vous pouvez vous l’offrir pour moins de 10 euros.
Yay 🎉
Comme j’avais adoré son essai, à l’occasion de cette sortie en poche, on s’est dit avec Océan que ce serait trop chouette de discuter ensemble de sa pratique d’écriture.
On a parlé de :
comment l’écriture peut se faire un outil d’affirmation politique ;
la raison pour laquelle Océan a choisi d’investir autant de formes artistiques différentes, malgré la difficulté que ça représente ;
la place de l’humour et de la joie dans un discours engagé ;
du paradoxe entre contraintes et liberté auquel fait face toute personne qui veut écrire ou créer.
Bonne lecture !
Depuis quand tu écris ?
L’écriture est arrivée assez tôt dans ma vie. J’ai eu un premier grand projet de roman à l’âge de 12 ans…. qui évidemment n’a pas abouti. (rires)
Mon premier livre à part entière, un essai publié chez Julliard, est arrivé bien plus tard. Avant ça, j’ai contribué à des ouvrages collectifs sur invitation, et j’ai également écrit mes spectacles La Lesbienne invisible et Chatons Violents. J’ai fait de la chanson aussi, donc j’écrivais des textes de chansons. L’écriture non littéraire était déjà là très tôt.
L’écriture a rapidement été associée à une forme d’autonomie pour moi. Quand j’étais enfant, je voulais être comédien. Je faisais beaucoup de théâtre, mais dès que j’ai commencé les castings, je me suis rendu compte que dépendre du désir et de l’écriture des autres était compliqué pour moi. Peut-être parce que je n’avais pas eu d’expériences merveilleuses dans ce domaine, mais je me sentais coincé. Écrire, c’était une façon de m’affirmer et de reprendre le contrôle.
À l’adolescence, j’ai écrit des chansons. Les formes courtes convenaient mieux à mon caractère très impatient, et je faisais de la musique depuis que j’étais enfant. J’ai commencé ma carrière professionnelle en tant qu’artiste par la chanson, qui représentait déjà une manière d’être très autonome. Avant cela, j’avais fait du théâtre, mais je me demandais souvent ce que je faisais là. Contrairement à d’autres, je me suis formé tout seul, sans troupe ni conservatoire.
Après la musique, j’ai eu envie de retourner vers le théâtre, mais en solo. J’ai écrit mon premier spectacle, La Lesbienne invisible. C’était un moyen de raconter des choses que j’aurais aimé voir sur scène mais que je n’avais pas trouvé.
Avec La Lesbienne invisible, j’ai découvert l’engagement politique et l’activisme. J’ai pris conscience de la dimension militante de mon spectacle.
Au départ, je voulais juste écrire un spectacle parce que j’en avais marre de répondre toujours aux mêmes questions des hétéros sur les lesbiennes. J’étais out, sympa, et ça revenait sans cesse. Je n’avais pas réalisé à quel point ce spectacle allait devenir important pour les lesbiennes. C’est quand j’ai vu une salle remplie à 100 % de lesbiennes que j’ai compris. Écrire, c’était combler un manque, et ça reste encore vrai aujourd’hui.
À chaque fois, l’écriture est liée à la vie réelle, à des vides et des manques, pas seulement littéraires ou théâtraux, mais aussi sociaux. Dans Chatons violents, je parlais du racisme de gauche. En 2015, il y avait peu de personnes blanches qui parlaient de ça. À chaque fois, l’écriture est ma réponse à ces absences.
Tu touches à beaucoup de genres différents, c’est impressionnant ! Qu’est-ce qui te pousse à explorer autant ?
D’un point de vue purement stratégique, ce n’est pas forcément une qualité. Les gens avec qui j’ai commencé à faire de la chanson et qui s’y sont accrochés ont fini par s’installer, trouver de la reconnaissance dans ce milieu, même si ça ne passe pas forcément par de grosses ventes.
Quand je faisais de la chanson, j’étais dans une recherche musicale, j’avais envie de chanter mais je passais aussi mon temps à faire des blagues entre les chansons. Alors au bout d’un moment j’ai eu envie d’aller plus loin, de tenir une scène seul pendant 1h30, sans musique.
Il y a aussi une réalité matérielle qui joue. Mon spectacle marchait bien, tandis que j’ai dû autoproduire mon dernier album musical. La musique ne me faisait plus vivre. Le spectacle a vite pris le dessus : je jouais tout le temps, et ça a ouvert d’autres portes. Faire des chroniques à la radio, par exemple.
À chaque fois, je me pose cette question : quelle est la meilleure forme pour ce projet ? Plutôt que de me cantonner à une forme artistique, j’aime trouver la forme la plus adaptée à ce que je veux raconter à chaque fois.
Par exemple, quand j’ai écrit la comédie romantique lesbienne Embrasse-moi, c’était parce que je trouvais qu’il n’y avait pas assez de comédies romantiques lesbiennes ou alors toujours la même histoire : une lesbienne rencontre une hétéro, va-t-elle faire son coming out à sa mère et quitter son mec ?
Et c’était pas ça, nos histoires de gouines ! La forme est venue du projet, et comme le spectacle marchait bien, j’ai pu faire en sorte que ce film existe.
Pareil pour la série documentaire pour France TV. Quand j’ai commencé ma transition, j’ai voulu écrire un long métrage de fiction. J’ai pitché l’idée à des boîtes de production : un couple, un homme trans et une femme cis. La femme découvre qu’elle est stérile et ils décident que l’homme trans portera l’enfant. J’ai expliqué qu’il faudrait tourner sur une longue période, au rythme de ma transition.
Et là… Je les ai perdus. Les gens que j’avais en face de moi ne comprenaient vraiment rien.
Je me suis dit : "OK, il faut commencer par une mise au point." J’ai regardé ce qui existait sur les personnes transmasculines pour le grand public et je n’ai trouvé en France que des reportages ou documentaires faits par des personnes cis.
La forme documentaire s’est donc imposée. La fiction aurait été trop compliquée à financer, et j’étais au tout début de ma transition sociale. Je savais à peu près ce que ma mère allait dire ou faire, donc ça s’est naturellement structuré autour de ça. Ensuite, j’ai élargi mon regard. Je rencontrais tellement de gens incroyables et passionnants, tout en constatant leur invisibilité. J’ai voulu leur donner la parole et le projet est devenu une trilogie.
Et maintenant, je retourne à la fiction.
J’aurais pu capitaliser sur le succès du documentaire et faire un seul-en-scène sur ma transidentité, dans la continuité de La Lesbienne invisible. Mais pour moi, ce serait une trahison envers le public. Autant une adaptation peut avoir du sens parce qu’il y a un vrai travail derrière, autant une déclinaison purement commerciale me dérange. Maintenant, j’ai envie de faire un spectacle bien différent, même si j’aborderai forcément les questions de genre.
Pour moi, chaque projet appelle sa forme propre et doit trouver la plus juste pour le propos.
Aujourd’hui on se parle plus précisément autour de la sortie en poche de ton essai, Dans la cage, que j’ai adoré.
Qu’est-ce qui distingue ce livre-là des autres formes que tu as explorées ?
L’idée de cet essai me trottait dans la tête depuis très longtemps. En rencontrant le milieu queer, je me suis rendu compte qu’on était nombreuses et nombreux à être en contradiction entre ce qu’on défendait et notre imaginaire érotique, qui restait souvent patriarcal et violent. J’avais l’impression qu’il n’y avait rien de vraiment écrit sur ce sujet précis, donc c’est resté dans un coin de ma tête. Mais c’est ma rencontre avec Vanessa Springora qui a permis que ça existe..
Donc, cet essai est à la croisée de deux choses : trouver une forme adaptée au propos et des rencontres qui rendent le projet possible.
Par ailleurs, je pense que j’aurais pu écrire ce livre avant ma transition. Le sujet était déjà là avant. C’est un livre qui s’adresse avant tout aux personnes sexisées.
Je disais tout à l’heure que tu es un touche-à-tout, mais en t’écoutant finalement je vois trois fils rouges dans tes œuvres : politique, intime, et léger ou drôle.
Pourquoi avoir choisi d’intégrer cette légèreté, cette dimension humoristique qui pourrait paraître presque opposée aux deux premières ?
Il y a plusieurs raisons.
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