On se moque souvent, chez les féministes, de la figure du prince qui arrive sur un cheval blanc pour délivrer la gente demoiselle.
Et pourtant on est nombreux.ses a l’attendre quand même, ce foutu sauveur, d’une certaine façon.
Pas forcément dans le domaine amoureux, certes.
Mais en matière de création artistique et de projets personnels, je connais beaucoup de personnes sexisées qui voudraient faire mais attendent, attendent, attendent… comme s’iels pensaient confusément qu’il fallait qu’on vienne les chercher pour avoir le droit d’exprimer leurs désirs et leurs talents.
Si c’est votre cas, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer : personne ne viendra vous sauver. Ni le prince-bouffon en culotte bouffante, ni personne d’autre.
Oh, bien sûr, il y a toujours l’exception (qui ne confirme rien du tout).
Je veux dire, à la limite, si votre truc c’est le sport et que vous possédez des capacités absolument hors du commun – pourquoi pas ?
L’industrie du sport brasse tellement d’argent qu’il y a effectivement des gens dont le taf consiste à repérer les jeunes talents. Et encore : ça dépend des disciplines et ça dépend de votre genre (je ne suis pas sûre que tout soit mis en œuvre, par exemple, pour découvrir championnes de demain au lancer de marteau).
Pour tout le reste, en particulier en matière artistique, vos qualités personnelles ne suffiront pas.
Vous pouvez bien peindre les plus belles toiles du monde ou écrire des poèmes absolument poignants, si vous ne vous bougez pas un minimum pour les montrer, si vous ne prenez pas le risque de vous exposer : rien ne se passera. Je veux dire par là : rien ne circulera.
On souffre de cette vision excessivement romantique de l’artiste adoubé presque malgré lui, comme ça, au détour d’une conversation dans le train, parce que son talent est si immense qu’il ne peut échapper à son destin.
En deux coups de cuillère à pot, paf, ses créations réalisées dans le secret de son atelier (financé par qui ? on ne sait pas) ont trouvé diffuseur et public. (J’accorde volontairement au masculin, cet imaginaire étant exclusivement réservé à des hommes.)
Cet imaginaire, ou devrais-je dire ce mensonge : les artistes ne le deviennent pas malgré elleux, sans faire exprès. C’est un gros mytho, qui ne sert qu’à défendre l’ordre établi.
Quand on crée, on est obligé·e d’aller à la rencontre du monde, d’être perçu·e comme une emmerdeuse, de se prendre un (ou douze) râteaux… et d’y retourner.
Car non seulement on est obligé·e de se lancer sans autorisation préalable mais en plus, il est presque toujours nécessaire de demander de l’aide, de gratter à la porte, de revenir à la charge. De faire des trucs pas sexys et pas valorisants comme des dossiers de financement.
Parfois même on n’a d’autre choix que de se montrer un peu rageuse, il y a des gens qui ne comprennent que ça.
Alors je sais, c’est mal vu pour une personne minorisée à un titre ou à un autre d’affirmer ses ambitions, en particulier dans le domaine artistique.
Tout de suite, on a peur de passer pour la grosse reloue de service, l’idiot·e qui se méprend sur ses capacités, ou l’ambitieux·se sans scrupules.
On ne va pas se mentir : certaines personnes vous percevront de cette façon et vous le feront sentir. Big up à l'éditeur qui m’a longuement reçue dans son grand bureau pour finir par me dire que j'écrivais visiblement “sur le mode du caprice”. Une interaction délicieuse, vous l’aurez compris.
Mais tant pis.
Si vous ne prenez pas le risque d’être étiquetée comme une personne chiante ou arrogante, vous l’échangez contre un autre, qui me semble bien pire : vivre une vie ternie par votre lâche renoncement à ce qui, en vous, étincelle et frémit.
Peut-être aussi que vous avez peur d'échouer. Vous craignez que ça se passe mal, qu'on vous rejette aux oubliettes.
Je comprends. C'est super flippant.
Quand j’ai écrit mon premier roman, j'étais absolument et totalement inconnue au bataillon. J’ai donc fait comme tout le monde : j’ai envoyé mon manuscrit à plein de maisons d'édition… et elles ont presque toutes dit non.
Je sais que c’est cucul comme exemple, mais quand vous avez passé deux ans de votre vie sur un roman (et fait des choix financiers assez lourds pour pouvoir le rédiger) et que vous recevez votre quinzième lettre-type de refus, tout en ayant payé un bras pour les impressions et les envois, je vous assure que ça vous laisse au fond de la gorge comme une légère envie de chialer.
Mais il n’y a pas d’autre choix que d’en passer par là.
Et de le retravailler.
Et de le réenvoyer.
Attention. Mon discours n’est pas ce truc américain consistant à célébrer l'échec, sur le mode : se planter gravement prépare inévitablement de futurs succès.
Je suis en désaccord profond avec cette idée simpliste et faussement optimiste.
C’est pas vrai que c’est super d'échouer.
L'échec épuise. Ça abîme la confiance en soi et le compte en banque.
D’ailleurs, les mecs qui prêchent les vertus de l'échec sont souvent des gens dont Papa a gentiment financé les trois premiers projets de startup. Forcément, dans ces conditions, l’échec on le voit autrement.
En ce qui me concerne, la réussite me donne infiniment plus de grain à moudre que l’échec. Je suis mille fois plus motivée, bien davantage mise en mouvement par un contrat d'édition que par une lettre de refus.
Et je crois que c’est le cas de la majorité des gens.
Donc non, l’échec ce n’est pas toujours super formateur et merveilleusement intéressant. Ce n’est pas du tout ce que je défends.
Ce n’est pas vrai qu’il faut se lancer dans tout et n'importe quoi et puis tant pis.
Il faut garder ses munitions, préserver son énergie, trouver des appuis. On doit absolument faire preuve de stratégie.
Ce que je dis, c’est tout simplement : personne ne viendra vous chercher, personne ne définira la bonne stratégie à votre place, personne ne saura mieux que vous à quel moment vous lancer et dans quelle direction vous avancer.
Personne.
Le monde ne fonctionne tout simplement pas comme ça.
Arthur Rimbaud par exemple, le jeune poète qu’on imagine trainassant sur les routes de France et de Navarre, tout occupé à vivre d’eau fraîche et de sentiments immenses, griffonnant des poèmes comme ça lui venait… eh bien, Rimbaud s’est fucking démené pour être publié.
Il a envoyé ses textes à plein de gens, il a demandé à être présenté à ceux qui savaient comment, il a été carrément insistant.
Si Rimbaud lui-même a dû se bouger, si Rimbaud lui-même a dû insister, si Rimbaud lui-même en a chié… je pense que vous pouvez accepter que vous aussi, vous devez trouver en vous-même le courage de vous lancer.
P.-S. : ce texte est le premier d'une série sur la thématique de la créativité, qui m'occupera en mars et en avril. Si le sujet vous intéresse et que vous ne voulez rien rater, vous pouvez souscrire un abonnement payant.