“Les lesbiennes ont été doublement arnaquées !”
Entretien avec Rozenn Le Carboulec, autrice des Humilié·es (éd. Les Equateurs, 2023)
Vous étiez où, vous, il y a dix ans ?
Vous étiez où en 2013, l'année pendant laquelle a enfin été votée la loi ouvrant le mariage aux couples gays et lesbiens ?
Moi, j'étais une hétéra qui habitait à Paris, en couple avec un Suédois, et qui préparait les concours de la fonction publique. Je potassais des leçons d’économie et de culture générale à longueur de journée, je tentais d’apprendre la jurisprudence (absurde, incohérente et injuste) du Conseil d’Etat, jusqu'à la nausée. Le soir, mon passe-temps principal, c'était de m'embrouiller avec mon mec : on vivait à deux dans 13 mètres carrés.
J’ai un peu honte de le reconnaître, mais la vérité, c’est que les débats sur le mariage pour tous… je les ai quasiment ignorés.
J'étais pour la réforme, évidemment.
Mais je soutenais ce combat comme la plupart des “allié·es” nous soutiennent : de loin, sans jamais mouiller la chemise, sans jamais donner une thune ni une heure de mon temps.
Mon absence d’implication politique était encouragée et renforcée par la préparation des concours : on devait ingurgiter des tonnes de chiffres et de faits par cœur mais toujours conclure dans le même sens – la France était un pays trop super qui respectait vachement beaucoup ses citoyens, l’Union européenne fonctionnait du feu de Dieu et le plus important, c'était de continuer à libéraliser tout ça.
Surtout, ne pas se montrer trop politisé·e.
Alors le livre de Rozenn Le Carboulec, Les Humilié·es (éd. Les Equateurs, 2023, 21 euros) qui retrace les débats autour du mariage pour tous, a été pour moi comme une sorte de révélation.
Révélation de l’ampleur de l’homophobie et de la lâcheté politique, révélation de l’importance de ce qui s’est passé à cette époque pour miner le terrain des futures luttes LGBT+, révélation du rôle des médias dans cette tragédie humiliante.
De façon aussi ironique qu’indécente, l’humiliation a été réappropriée par les homophobes. Le titre du livre fait ainsi référence à une déclaration de Macron selon laquelle les débats sur le mariage pour tous, avec leur homophobie décomplexée, ont humilié… les opposants au mariage pour tous.
(Si vous ne suivez pas la logique, c’est normal : il n’y en a pas.)
Quelle qu’ait été votre implication pendant les débats, il y a dix ans, je vous recommande très vivement la lecture de cet ouvrage documenté, clair et accessible, qui met de l’intelligence là où on en a besoin.
Car au-delà de l'intérêt historique, la lecture de ce livre répond aussi à une nécessité du présent : comprendre ce qui s’est passé en 2012-2013 devrait nous permettre de lutter plus efficacement contre ces ressorts médiatiques et politiques, utilisés en ce moment contre les personnes transgenres. Les sujets changent (un peu) ... mais les méthodes restent.
J’ai eu envie de discuter de tout ça avec son autrice, Rozenn Le Carboulec.
On a parlé :
d’homophobie travestie,
de symétrisation (meilleur concept pour analyser pas mal de débats !),
de la lâcheté du parti socialiste,
et de la double peine des lesbiennes.
Beau programme, n’est-ce pas ?
On est en 2023 et c’est l’anniversaire du vote de la loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels.
C’est évidemment une avancée importante sur le plan de l’égalité des droits, et pourtant ce n’est pas un anniversaire joyeux. Peux-tu expliquer pourquoi les personnes LGBT+, qui sont censées avoir remporté la bataille juridique, sont sorties humiliées de cette période ?
C’est un droit qui a été arraché au parti socialiste, qui se trouvait au pouvoir à l’époque, et qui a été voté dans un climat de violence inédit à l’encontre des personnes homosexuelles en France. Il y a eu un déferlement de haine à l’encontre des personnes homosexuelles que personne n’avait prédit et que personne n’avait suffisamment anticipé à ce moment-là.
C’est un débat dont la plupart des personnes concernées gardent des souvenirs traumatisants : d'après une étude réalisée par Flora Bolter, Denis Quinqueton et Arnaud Alessandrin pour leur livre Mariage pour tous : la violence d'une conquête (Le Bord de l'eau, avril 2023), 68% des personnes LGBT+ gardent de cette période des souvenirs "plutôt désagréables".
D'après l’asso SOS Homophobie, dans son rapport annuel de 2014 sur les LGBTphobies, on a assisté à une explosion d’actes homophobes en 2013 : ils ont augmenté de 78%.
Cette explosion de violence a été permise par plusieurs facteurs.
D’abord, l’émergence d’un mouvement d’opposition très bien organisé, très bien financé, La Manif pour Tous, qui a rassemblé plusieurs centaines milliers de personnes dans la rue contre le projet de loi et plus largement contre un projet de société non hétéropatriarcal. Ce mouvement a été nourri et mis en avant par les médias, qui n’ont pas fait leur travail en ne donnant pas la parole aux personnes concernées, en déroulant un tapis rose et bleu aux opposants.
Ensuite, tout ça a été facilité par le parti socialiste, qui a proposé cette loi totalement à reculons, en disant dès le début que les représentants des cultes et les opposants seraient accueillis. La première interview de Christiane Taubira, alors ministre de la Famille, a été donnée au journal catholique La Croix, et pas à Têtu, journal gay à qui elle avait pourtant promis l’exclusivité.
La violence a perduré avec le déversement d’insultes homophobes dans les débats parlementaires : l’homosexualité a été comparée à l’inceste, la zoophilie, au mariage avec des objets…
Cette violence s’est confirmée avec l’abandon de la PMA par François Hollande, qui a cédé à la Manif pour Tous en reculant sur le sujet, alors qu’il avait promis l’inscription de la PMA dans un futur projet de loi famille.
Au total, le projet de loi du mariage pour tous a été adopté dans la souffrance, à peine défendu, et la seule à avoir une parole politique forte en soutien aux personnes LGBT, c’était Christiane Taubira. A part ses prises de parole dans l’hémicycle, le personnel politique a montré l’indifférence la plus totale.
En effet, le seul discours qui existait médiatiquement et politiquement, à l'époque, c'était La Manif pour tous. Ce mouvement d’opposition à la réforme était inratable. Tu montres, dans le livre, comment cette énorme machine d’organisation et de communication était étayée sur des institutions catholiques, qui ont l’habitude de réunir des milliers de fidèles.
Et étrangement ces manifs ont réussi à avoir l’air “fun” et à fasciner les journalistes.
Comment l’expliquer ? Tu parles dans ton livre d’une stratégie de la LMPT, “l’homophobie travestie” – est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce dont il s’agit ?
C’est une expression empruntée au sociologue Éric Fassin, qui renvoie à une stratégie consistant à travestir l’homophobie pour la dissimuler.
Il faisait notamment référence à un groupuscule issu de la Manif pour tous, les Homen. Eux et d'autres avaient pris l’habitude de se déguiser : on a ainsi pu voir un homme en lycra qui déploie des ailes en pleine rue. Éric Fassin y a vu une référence à Angels in America, qui est une œuvre gay, ici détournée pour lutter contre les droits des homosexuels ! Il y avait aussi des manifestants qui dansaient sur Abba…
De fait, certains codes queers et LGBT étaient repris par l’organisation de la Manif pour tous. Ils s’inspiraient des codes de la technoparade, des marches des fiertés… Tout était fait pour déchristianiser et “athéiser” le mouvement. Mettre des enfants au premier plan y participait clairement. Cela s’observait aussi dans le choix de l’icône du mouvement, Frigide Barjot, qui se définissait quasiment comme queer : “catho branchée ou fille à pédé”.
En fait, ils n’ont cessé de reprendre les codes d’autres mouvements, de les détourner et de se les approprier. La Manif pour tous reprenait même des slogans des manifs de gauche, ou bien des manifs antiracistes : “touche pas à mon pote” est devenu “touche pas à ma famille”, ils scandaient “Taubira, ta loi on en veut pas”...
On a aussi pu observer une instrumentalisation des personnes homosexuelles par le mouvement : ils cherchaient des personnes homosexuelles opposées au mariage pour tous, comme Jean-Pier Delaume-Myard dont je parle assez longuement dans le livre, et à qui les médias ont largement donné la parole.