Chère perfectionniste, il faut apprendre à bâcler
Ou comment j'ai renoncé à "bien faire"
Quand j’étais petite, en début d’année scolaire, les profs nous faisaient remplir des sortes de fiches pour leur indiquer la profession de nos parents, nos hobbies et, parfois, le métier qu’on envisageait de faire plus tard. Vous aussi ?
Malgré de gros doutes concernant le fait que les professeurs lisent et traitent vraiment nos réponses, ce rituel de rentrée me plaisait bien : c’était l’une des seules fois où l’institution scolaire paraissait se préoccuper de qui nous étions quand nous n’étions pas en cours.
Je ne sais pas ce que vous racontiez sur ce genre de petit morceau de bristol mais, moi, mes réponses étaient invariablement les mêmes.
Année après année, mon loisir préféré : la lecture.
Ce que je voulais faire plus tard : écrivaine.
(Et aussi “prof de latin”, mais on parlera une autre fois de comment je me suis infligé l’apprentissage d’une langue globalement chiante par pur snobisme, si vous le voulez bien.)
Aujourd’hui, je me dis que ça devait tout de suite donner l’image d’une petite intello possiblement pédante - ce qui n’était pas totalement faux.
Mais je me montrais sincère, sur ces fiches. Ma passion pour l’écriture et la lecture était authentique. C’est que j’avais beaucoup de choses à l’intérieur, ça faisait trop pour mon petit corps et mon petit cœur. La lecture me permettait de m’évader et l’écriture de relâcher la pression. Le combo parfait.
En grandissant pourtant, quelque chose s’est bloqué. J’écrivais de moins en moins.
J’en avais envie, terriblement même, mais je n’y arrivais plus. Panne sèche de mes vingt ans à mes vingt-cinq ans environ : même mon journal intime s’est raréfié.
On le sait bien, dans la vraie vie, la causalité unique n’existe pas. Il y a plein de raisons différentes pour lesquelles ça s’est passé comme ça : je sortais de prépa littéraire écœurée par la rédaction de copies doubles à la pelle pendant deux ans, j’étais occupée à découvrir les joies (LOL) du monde du travail et de la vie adulte, je construisais mon couple de l’époque…
Mais si je suis honnête, je crois que j’ai surtout arrêté d’écrire par peur de la médiocrité.
J’avais tenté de rédiger une assez longue nouvelle en prépa, ma première tentative de fiction “sérieuse” à l’âge adulte. Je me souviens de l’avoir travaillée en cachette, pendant les cours de maths, quand je n’arrivais plus à me concentrer sur les équations qui défilaient beaucoup trop vite au tableau.
Cette nouvelle, j’y avais placé des espoirs et beaucoup d’efforts.
Mais une fois le manuscrit terminé, catastrophe.
Je n’avais pas pu échapper à un amer constat : elle était nulle.
Même pas extraordinairement horrible, ce qui l’aurait encore rendue remarquable. Cette nouvelle était tout juste assez médiocre et banale pour tomber dans la catégorie des œuvres dont, vraiment, l’humanité aurait pu se passer.
Ca m’avait refroidie. Et même découragée.
J’avais cédé à une illusion qu’on a souvent, que la société renforce : je pensais que ce qui différenciait les “artistes” du “commun des mortels”, c’était le talent.
Dans ma tête à cette époque, il y avait ceux qui font les choses bien et ceux qui ne les font pas bien. Ceux qui écrivent “bien”, et ceux qui écrivent “mal”.
Ceux qui font “bien” de la musique, et ceux qui font de la musique merdique. Ceux qui cuisinent “bien” et ceux qui cuisinent “mal”.
Comme j’avais terriblement peur de découvrir que j’étais dans le mauvais camp, à partir de mes vingt ans, j’ai préféré me taire.
Avance rapide, rendez-vous dix ans plus tard : non seulement j’écris, mais j’écris beaucoup, j’ai trouvé un public et surtout j’y prends un plaisir fou.
Ai-je fini par vivre une épiphanie sur le fait que je possède vraiment un talent stupéfiant ?
Non. C’est même plutôt le contraire.
J’ai recommencé à écrire quand j’ai lâché l’affaire sur cette histoire de talent, justement.
Quand j’ai peu à peu compris qu’en règle générale, ce qui fait la différence, ce n’est pas de faire “mieux”. Mais juste de faire. Tout court.
Le fossé vraiment dur à franchir, c’est celui qui sépare “ne pas faire” et “faire”. Une fois que vous êtes en train de créer, les questions de qualité se règlent toutes seules.
Je ne veux évidemment pas dire par là qu’on est toustes égales face à des difficultés techniques. Il y en a qui trouvent des solutions meilleures plus rapidement. C’est là qu’entre en jeu le talent.
Je ne fais pas non plus partie de l’équipe qui prétend qu’il n’y a pas de “bons” et de “mauvais” contenus, que tout est relatif, que tout le monde a son opinion et que toutes les opinions se valent, et que c’est la raison pour laquelle il faut se lancer. En toute franchise, je crois qu’il existe de supers livres et d’autres qui sont sans intérêt.
Ce qui veut dire qu’il y a des chances non nulles, quand on essaie de produire quelque chose, que le résultat soit effectivement naze. Comme la nouvelle de mes dix-neuf ans.
Il se trouve simplement que le poids du talent dans le processus créatif est totalement surestimé.
Entre une personne talentueuse qui fait une chanson à l’année et une personne moins talentueuse qui en produit cent, je parie sur le succès de la personne la moins douée, et ce quelle que soit la définition du succès (plaisir pris dans l’activité, reconnaissance et lien tissé avec un public, qualité du produit fini, retombées financières…)
On peut voir ça d’un bête point de vue statistique : par exemple, si vous écrivez 150 textes, il y a statistiquement plus de chance qu’il y en ait un dans le lot qui soit vraiment intéressant, pour toi et pour les autres, que si vous en écrivez un seul.
En réalité, c’est encore plus sioux que ça : la qualité dépend directement de la quantité.
Parfois les proverbes ne sont pas si cons et en l'occurrence, oui, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Car si vous écrivez 150 textes, pour ne pas mourir d’ennui face à votre propre travail, vous allez forcément raffiner les thèmes, évoluer dans votre style, faire bouger les barrières que vous vous étiez mises en tête, en un mot : vous améliorer.
Le cycle vertueux s’enclenche alors : plus vous créez, mieux vous créez.
Bon, je vous vois venir.
Les perfectionnistes du fond vont lever la main et demander, d’une voix polie mais qui laisse pointer un scepticisme justifié : “OK, l’important c’est de faire - mais comment ? Comment on enclenche ce cycle vertueux ?”
Et iels ont raison : faire, c’est plus facile à dire qu’à… faire.
Je sais bien qu’il ne suffit pas de proclamer l’importance de se lancer pour avoir les ressources émotionnelles qui permettent de franchir le pas, puisque j’ai longtemps été moi-même empêchée de m’adonner à des activités que j’aime par peur très profonde de “mal faire”.
Il n’y a pas de recette miracle, mais je peux partager ce qui a fonctionné pour moi.
C’est tout simple : je me suis forcée à bâcler.
Oui, vous avez bien lu. Bâcler.
Faire vite et mal, sans s’appliquer. Colorier en dépassant les lignes. Exactement le contraire de ce qu’on nous demande de faire notre vie durant.
Au lieu de tenter d’écrire le roman du siècle, j’ai repris l’écriture pas à pas, en rédigeant de très courtes nouvelles (moins d’une page), souvent inachevées d’ailleurs, dont il était clair qu’elles étaient totalement impubliables et dans lesquelles je ne mettais aucun enjeu. J’ai aussi écrit des poèmes dignes du CM2, sans compter les pieds et avec des rimes super bateau.
En assumant de ne pas chercher à bien faire, j’ai enfin pu (re)commencer à m’amuser. Apprendre à bâcler a sauvé ma créativité et - paradoxalement - renforcé mon estime de moi.
Certaines de ces nouvelles ont nourri d’autres projets plus conséquents. D’autres sont bien installées dans mes poubelles et y resteront probablement toujours. Peu importe.
Ce qui était crucial, c’était de renouer avec la capacité à créer sans s’étouffer dans des attentes inatteignables.
Vous avez une idée créative et du mal à vous y mettre ? Mon conseil, c’est de ne surtout pas essayer de la sculpter, de la façonner, de la polir avec amour.
Mon conseil, c’est de la bâcler. Et de passer rapidement à l’idée suivante, sans essayer de raffiner ce que vous avez fait, sans essayer de “rattraper” votre bâclage.
Si cette idée vous tient trop à cœur, commencez avec autre chose. Idéalement vous devez pouvoir bâcler cet autre projet en moins d’une heure. Il faut viser la quantité, pas la qualité.
Car paradoxalement, si vous avez un problème de perfectionnisme, moins vous vous souciez de la qualité de ce que vous faites, moins vous êtes préoccupée par le fait de réussir à bien faire, et plus vous parvenez à faire.
Or, plus vous faites, mieux vous faites.
Si vous n’arrivez pas à vous lancer dans une activité qui vous plaît parce que vous êtes paralysée par la perspective de “mal faire” : donnez-vous l’autorisation de bâcler.
Ça peut tout changer.
Dites-moi, quelle est l’idée qui vous trotte dans la tête et que vous allez bâcler ?
P.-S. : la prochaine newsletter sera consacrée à une interview. Et pas de n’importe qui : je vais discuter avec une personne qui consacre sa vie à créer… et à créer des outils pour encourager les autres à faire de même. Alors, vous avez deviné qui c’est ?
Cet article fait écho en moi. Plutôt pour le dessin pour moi. Et le mot que je préfère dans tout ça, c'est "s'amuser". Un peu comme si avec le perfectiionnisme, on se retirait de la joie. Merci pour cet article <3
Ah mais OUI OUI OUI, mille fois oui. J'ai réalisé ça je ne sais pas quand exactement, pas si longtemps... et j'ai toujours du mal à le mettre en pratique, mais au moins ça donne un cap !