Faire carrière : et après ?
La prison dorée des bullshit jobs, pourquoi les romans ne la racontent-ils pas ?
Adolescente, j’y croyais dur comme fer : je pensais que je trouverais, adulte, mon épanouissement personnel dans ma carrière.
Quelle carrière ? Je ne savais pas trop. J’imaginais juste un truc assez prestigieux, bien payé et avec du pouvoir. Je me voyais avancer d’un pas décidé en tailleur pantalon, avec des dossiers sous le bras.
J’y croyais parce que je voyais mon père se donner corps et âme à sa carrière avec une apparente satisfaction, j’y croyais parce que je viens d’un milieu bourgeois qui me laissait le choix entre médecine droit ou prépa, j’y croyais parce que j’étais déjà féministe et que je voulais montrer qu’une femme peut réussir, j’y croyais parce que j’avais besoin d’y croire.
Si ma vie adulte n'était pas occupée par une carrière aussi brillante que passionnante, qu’est-ce que j’allais bien pouvoir foutre ?
C'était quoi, l’alternative ? Élever des enfants pour le compte d’un homme absent ? Non merci.
J’ai fait ce qu’il fallait pour l’avoir, cette carrière.
J’ai passé des concours et j’ai adoré ça.
Pour moi qui ne comprenait rien aux logiques de réseautage, ni à l'implicite des conversations de l’entre-soi, le concours à la française était le dispositif parfait : il suffisait de suivre les règles du jeu et de fournir un travail acharné pour gagner. Du moins, c’est ce que j’imaginais.
J’ai fait ce qu’il fallait et j’ai eu ce que je voulais.
A vingt-quatre ans, grâce à un subtil mélange de capital symbolique familial, de grandes facilités scolaires et de travail sérieux, j’avais obtenu un emploi prestigieux, très bien payé et censément utile à la société, puisque j'avais refusé de bosser dans le privé au nom du service public. J’avais décroché le Saint Graal.
C'était parfait.
C'était l'enfer.
Dès les tout premiers jours, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Je détestais être au bureau. Je ne comprenais rien à ce que l’on attendait de moi, et il faut me lire ici de façon très littérale. Mes collègues me parlaient et je ne saisissais littéralement pas ce qu’ils essayaient de me dire. L’essentiel de mon travail consistait à produire des documents que personne ne lirait jamais sur des sujets qui ne m'intéressaient pas, l’alliance aigre de l’inutile et du désagréable.
J’avais les tailleurs pantalons, les thunes et le prestige, mais je ne ressentais absolument pas le moindre début de joie.
J’en ai un peu parlé autour de moi. On m’a dit c’est normal, c’est le début. Fake it until you make it.
J’ai donc simulé, au travail comme ailleurs.
J’ai continué à aller au bureau et à faire mon travail avec application, peut-être même avec d’autant plus de soin que je ne comprenais pas ce que je faisais là.
Le seul plaisir qui surnageait dans cet océan d’ennui et d'anxiété, c'était celui du travail bien fait. Je trouvais un maigre répit là-dedans. Le travail que je fournissais était certes inutile et sans intérêt… mais bien fait.
Ce qui m’a aidée à tenir aussi, ce sont les amitiés nouées avec des collègues qui, heureusement, partageaient mon désarroi. On buvait des cafés, dépités, en se demandant à quel moment ça avait merdé. (T., si tu passes par ici : heureusement que tu étais là. Merci.)
On voyait bien que quelque chose n’allait pas mais le problème, c’est qu'on ne savait absolument pas ce qu’on était censé faire d’autre. Nos amies dans le privé étaient dans la même situation.
Partout le même emploi : écrire des mails, répondre à des mails, classer des mails, produire sous forte pression des documents urgents que tout le monde aurait oubliés le lendemain – et recommencer.
Soit tu y trouves ton compte, soit tu fais semblant.
Partir OK, on pouvait l’imaginer mais pour faire quoi ? Et en gagnant combien ?
Tout le monde est d’accord pour dire que les bullshit jobs sont merdiques, mais presque personne ne parle de la raison pour laquelle on y reste : ils sont souvent bien payés.
J'étais bloquée, incapable d'imaginer une alternative à la vie que j'avais cru désirer.
Alors j’ai fait ce que je fais quand j’ai besoin d’aide : j’ai cherché des livres qui parlaient de ça. Des livres qui raconteraient la carrière qui ne nous plait pas. De ce qu’on fait quand on occupe un emploi qui n’a aucun sens, mais qu’on ne sait pas quoi inventer d’autre pour soi.
De ce que ça change à l'intérieur de soi quand on devient une ressource humaine, qui continue bon an mal an d’avancer, en mode pilote automatique.
Des livres qui diraient les prisons dorées : la cage est si belle !
Je ne m’attendais pas à obtenir des solutions prêtes à l’emploi, j'étais déjà assez âgée pour savoir que la littérature ne faisait pas de miracles.
Mais j'espérais puiser dans des romans ce que j’y cherche depuis toujours : du réconfort, l'impression d'être comprise, et un regain d’envie de dénicher ma place dans ce monde.
J’ai cherché des livres, donc.
Je n’ai rien trouvé.
Quelques guides pratiques sur la reconversion professionnelle, à la limite. Une ou deux histoires sur des cas de harcèlement moral ou sexuel. Pour le reste : désert.
Le malaise existentiel est souvent abordé en littérature contemporaine, bien sûr, mais les personnages sont presque toujours artistes, étudiant.es ou profs d'université et on passe bien plus de temps sur leurs histoires de cul que sur leurs prises de tête professionnelles.
Les romans français ne parlent presque jamais d’argent non plus. Soit les personnages sont hyper précaires, soit ils ont énormément de thunes et dans les deux cas, la question financière ne se pose plus vraiment.
Or moi, ce qui me ruinait la vie à cette époque, ce n'était pas de délicieuses péripéties amoureuses ou artistiques.
Ma douleur à moi était bien plus banale : un abyssal précipice d’ennui professionnel, et la lancinante absence d’alternatives qui me permettraient de payer mon loyer.
Pas un seul roman n’abordait sérieusement ma réalité : un bullshit job, une vie petite-bourgeoise, bien réglée et comme une discrète envie de se suicider.
Pas un seul roman ne me donnait vraiment des clés pour comprendre ce que je vivais.
Et surtout : pas un seul roman ne m’apportait un peu d’espoir.
Quand j’en discutais autour de moi, pourtant, je voyais qu’on était nombreux à s'être fait avoir. On était nombreuses à avoir cru aux “grandes écoles" et aux diplômes ronflants, à avoir pensé qu’une carrière était synonyme d'épanouissement. On était nombreux à découvrir que ce n'était pas le cas et à ne pas savoir pour autant quel autre chemin emprunter, pris en tenaille par un triangle impossible, encerclés par nos projections bourgeoises, notre soif de sens et l’absence de perspectives collectives.
Pourquoi personne n’en parlait ? Pourquoi on ne nous racontait pas l’arnaque que c’est d’avoir un bullshit job pseudo-prestigieux et bien payé ?
Vous pensez peut-être que c’est un problème de riches.
Vous avez bien raison.
Mais je crois que justement, ce serait bien qu’on dise haut et fort que les dominants ont une vie sans intérêt. Et qu’on esquisse les autres façons d’habiter sa vie.
Qu’on montre clairement comment la start-up nation est un cauchemar absolu : pas seulement sous un angle théorique, et pas uniquement pour celleux qui ne peuvent pas y accéder, mais aussi pour celleux qu’on désigne comme des exemples de "réussite".
Qu’on crie sur tous les toits que le jeu de la réussite sociale est tellement affreux que même si tu gagnes, tu as perdu. Et qu’on se passe, sous le manteau, les jokers qui marchent bien pour quitter la table tant qu’il en est encore temps.
Peut-être, alors, que certain.es d’entre nous s’en détourneraient plus tôt.
Moi, ça m'aurait fait du bien.
Et puisque ce roman dont j’avais besoin n’existait pas, j’ai décidé de l'écrire.
Il s’appelle Ressource humaine et paraîtra en librairies le 3 mars 2022, dans deux petites semaines. Je suis fière qu’il soit publié par la maison d’édition indépendante et féministe Hors d’Atteinte.
Vous pouvez déjà le précommander chez votre libraire préféré ou en ligne juste ici.
Il est aussi disponible, toujours en précommande, sur Amazon (si vraiment, vraiment, vraiment vous ne pouvez pas faire autrement).
C’est une histoire d’impasse(s) professionnelle(s), et de chemins de traverse pour en sortir.
Vous me direz ce que vous en avez pensé ?
Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour Gustave le chat.
P.-S. : je vais lancer très bientôt un concours sur insta pour faire gagner à plusieurs personnes un super lot : un exemplaire de mon livre dédicacé à la personne de votre choix + votre titre préféré paru chez Hors d’Atteinte à ce jour (et leur catalogue est trèèès tentant, vous allez voir !).
Il suffit d’être abonnée au compte insta de Hors d’Atteinte et au mien.
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Deux fois plus de chances de gagner mon roman et un autre super livre de votre choix, pour vous remercier de votre soutien à ma newsletter qui vous demande un peu plus d’efforts qu’insta, j’en suis très consciente, mais qui nous permet d’aller tellement plus loin.
Vous êtes les toutes premières informées, j’espère que vous pourrez participer <3
P.P.S : mille mercis pour vos photos de chat ! J’ai fondu devant tant de mignonnerie. J’ai essayé de répondre à tout le monde, n’hésitez pas à me relancer si je vous ai oubliées. J’ai de quoi faire pour quelques semaines, c’est parfait ! Par contre, vous m’avez grave donné envie d’en avoir un… Affaire à suivre.
Moi aussi je rêve d'un monde où on valorise l'utilité sociale des boulots, et pas leur soi-disant (bullshit) prestige. Super contente de m'être inscrite à la newsletter, pour découvrir qu'en plus il va y avoir un roman de fiction écrit sur le sujet :D (et par une femme)(pour moi c'est important) ça + la conversation qu'on a eu sur insta (@dusangdenavet) me donne envie d'aller creuser ce qui peut exister d'autre sur la question niveau romans. En tout cas félicitations pour ta publication !
Tes propos sont douloureusement exacts, et reflètent en tout point mon expérience professionnelle des dix dernières années... Merci d’avoir écrit le livre dont j’avais besoin, je le lirai assurément.