Un des problèmes qu’on rencontre à gauche en ce moment, c’est qu’on peine à imaginer des futurs désirables.
On est trop occupé·es à réagir aux dingueries toujours plus extrêmes de la droite (et aussi à se disputer en interne, il faut bien le dire).
Un de ces trop rares modèles alternatifs à la roue de hamster capitaliste, c’est :
Une communauté de petite taille se soutient et vit de façon très ancrée dans un territoire bien délimité.
On les imagine dans une ferme…
à faire pousser des carottes et des navets bio toustes ensemble le jour…
et à chanter des hymnes révolutionnaires à la nuit tombée…
autour d’un feu improvisé…
C’est censé nous faire rêver.
Pour moi, ce mode de vie est un cauchemar.
Je veux dire, les carottes et les navets, pourquoi pas ?
Par contre, m’enfermer avec un petit groupe de gens dans un endroit dont je ne peux pas bouger aisément : enfer sur terre.
J’aime l’anonymat des villes.
J’aime la mobilité que permettent les espaces urbains, pouvoir prendre le train, le métro, le tram, bouger quand j’en ai besoin.
J’aime aussi que tous mes ami·es ne se connaissent pas forcément. Avoir des espaces différents, où je peux vivre des choses différentes.
J’aime rentrer à l’heure que je veux, avec qui je veux, sans que mon voisin ne le remarque ou ne le commente.
Il ne s’agit pas que d’un petit confort égoïste.
Ce qui m’éloigne des groupes très soudés, c’est la conscience aiguë (fondée sur mon expérience intime et répétée) que les logiques de groupe se transforment facilement en dynamique d’exclusion des membres qui ne se conforment pas aux normes.
Même les cercles soi-disant “progressistes” peuvent créer des machines à ostraciser;
Regardez comment les féministes cis et blanches traitent collectivement la moindre femme trans et/ou racisée qui dit un truc qui leur plaît pas, et vous aurez une bonne idée de la puissance des mécanismes de rejet dès qu’on met une poignée d’êtres humains ensemble.
Du coup, pendant longtemps j’ai eu l’impression que la “communauté”, c’était pas pour moi.
Vous allez peut-être trouver ça très naïf de ma part, mais ce n’est que très récemment que je me suis dit :
hé, peut-être qu’on peut se bâtir une communauté sans aller jusqu’à cet extrême.
Peut-être qu’on peut imaginer des modes d’entraide et de soutien plus souples, qui font de la place au goût de la solitude et à une forme d’anonymat.
Quand on parle de “faire communauté”, en fait, on parle de réunir 3 choses :
la proximité géographique : habiter pas trop loin,
les liens affectifs : se trouver sympa,
l’entraide matérielle : se rendre des services les uns aux autres.
Et tout ça, c’est faisable en ville, parfois même à distance, sans avoir besoin de tout le pack navet-feu-de-bois-ferme-etc.
Souvent, avec au moins une partie de nos proches, on a déjà deux éléments de la liste : la proximité géographique et les liens affectifs.
Ce qui manque, c’est la case : entraide matérielle.
Je ne parle pas d’inviter de temps en temps ses amis au restaurant – même si, quand on en a les moyens, c’est très chouette et plaisant.
Je veux dire par là se rendre des services concrets, terre-à-terre.
Par exemple :
faire les courses
garder les enfants
prêter de l’argent
relire un CV si la personne cherche un emploi
cuisiner un repas (sans forcément le partager si les circonstances ne s’y prêtent pas, juste déposer de la nourriture)
faire le ménage
aider à remplir la déclaration d’impôts
aider à organiser les vacances
…
Bon, jusque-là, si vous fréquentez des milieux de gauche, je ne vous ai rien appris de très ébouriffant.
On le lit et on l’entend partout : “il faut s’aider matériellement”.
Souvent sur le mode : “aidez vos voisins”, ou des variations autour de ce thème.
Sauf que concrètement, ce n’est pas toujours évident de savoir ce dont les autres ont besoin – à part quand on est dans la même situation qu’eux, et encore.
Je me méfie des recommandations à base de “faire un cadeau que la personne n’a jamais demandé” pour deux raisons.
Déjà, dans mon expérience, ça tombe très souvent à côté.
Ensuite, on sait très bien quel est le profil des gens qui vont faire ces petits cadeaux pratiques et impromptus, qui vont prendre le temps d’y penser et de mettre de côté leur quotidien et leurs soucis : des femmes déjà débordées.
Moi, je vous propose une autre approche :
Commencez par demander de l’aide pour vous.
Oui : pour vous.
Demandez de l’aide, le plus souvent possible.
Ca peut paraître contre-intuitif : demander, réclamer, est-ce que ce n’est pas terriblement égoïste ?
Bah je crois pas.
A mon sens, en demandant de l’aide pour vous, vous aidez vos proches.
Parce que vous leur envoyez le message que c’est chouette et acceptable de se rendre des services et qu’iels pourraient aussi vous adresser ce genre de requête à l’avenir.
Bien sûr, j’ai dit “demander”, ce qui implique deux choses très importantes et souvent inconfortables.
D’abord, une demande doit être explicite et claire : n’attendez pas que les autres devinent ce dont vous avez besoin, c’est un petit jeu fatigant dont tout le monde sort perdant.
Ensuite, une demande, ce n’est pas un ordre – en d’autres termes, il faut être ouvert·e à la possibilité qu’on vous dise “euh, non, désolé·e”.
Vous trouvez ça super ? Vous frétillez d’aise à l’idée de demander de l’aide à vos proches ? filez donc !
Le reste de cet article ne vous sera pas utile.
Tschüssi les ami·es !
Si, au contraire, ma proposition vous met en PLS…
Moi aussiiiiii.
Franchement, en écrivant cet article, je visualise mes très proches en train de glousser.
“HAHAHA Louise nous dit qu’il faut demander de l’aide, c’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité !”
Et oui, en effet, je vais pas vous mentir : c’est totalement, absolument l’hôpital qui se fout de la charité. Je vis dans une espèce de délire d’hyperindépendance chronique.
Je déteste demander de l’aide.
Vraiment, je déteste ça.
Même dans un magasin, ça m’écorche la bouche d’aller voir la personne dont c’est le travail pour lui demander des renseignements. Je préfère galérer seule pendant 20 minutes avec un air faussement dégagé à chercher le tofu fumé parce que MERDE il devrait se trouver à côté du tofu normal non ok je me refais tout le rayon.
Ça vient pour partie de mon histoire personnelle et pour partie des normes de notre société : le capitalisme nous apprend à ne pas demander de l’aide.
On a même pu nous dire qu’une vraie féministe, c’est une femme forte et indépendante, et donc une femme qui n’a pas besoin qu’on l’assiste, une femme qui s’en sort seule quoi qu’il en coûte.
Quand vraiment on n’y arrive pas, la solution qui nous est proposée et qui est présentée comme un progrès, c’est de payer quelqu’un pour ça.
Sauf que comme on n’est pas toustes riches, souvent, on ne peut pas payer correctement les personnes qui font ce qu’on ne sait pas faire, ce qu’on ne veut pas faire ou ce qu’on ne peut pas faire.
(Et les personnes riches ne paient pas toutes, hélas, à la mesure de leurs moyens.)
Ces travaux de care pourtant vitaux sont donc mal payés.
Ce sont majoritairement des personnes précarisées et minorisées qui les occupent, c’est-à-dire en France, essentiellement des hommes et des femmes pauvres et racisé·es, qui travaillent dans des conditions indignes et injustes.
Pour sortir de ce système foireux, il faut qu’on (ré)apprenne à se demander de l’aide mutuellement.
Je ne dis pas que ça suffit à tout régler.
Mais je pense sincèrement que si on prenait l’habitude de se demander de l’aide beaucoup plus régulièrement, on aurait déjà fait un gros pas vers l’organisation politique collective.
Déjà parce qu’on serait moins épuisé·es.
Aussi et surtout parce qu’apprendre à demander, recevoir, et aussi accepter le refus, c’est une des principales compétences dont on a besoin pour faire fonctionner un collectif.
Si je m’en suis rendu compte malgré ma (très grande) difficulté à demander et accepter l’aide dont j’ai besoin, c’est parce que certaines de mes amies l’ont fait avec moi dans un passé récent.
Elles m’ont dit : là, j’aurais besoin de ça.
Je me suis rendu compte que le fait même qu’on ait ces discussions contribuait à installer quelque chose de plus solide dans notre relation – y compris dans les cas où j’ai dit non.
C’est comme si ça m’autorisait en creux à me montrer vulnérable à mon tour : “sur ça j’y arrive pas, tu voudrais bien m’aider steuplait ?”.
(Je suis à deux doigts de vous écrire un pavé sur le don/contre-don de Marcel Mauss, mais je vous épargne ça).
Peut-être que vous êtes d’accord sur le fond, mais que vous n’avez aucune idée de par où commencer ?
Voici un petit exercice pratique en 3 parties toutes simples pour lancer votre réflexion :
1. Programmez votre minuteur (par exemple sur votre smartphone) sur 5 minutes et dressez 3 listes :
qu’est-ce que je ne fais pas et que j’ai objectivement besoin de faire, ou de faire davantage ?
(par exemple, si vous avez beaucoup de mal à faire le ménage chez vous, au bout d’un moment ça pèse sur votre qualité de vie)qu’est-ce que je ne fais pas et que j’ai envie de faire, ou faire plus souvent ?
(par exemple, commencer enfin un cours de danse)qu’est-ce que je fais et que je n’ai pas envie de faire, ou pas aussi souvent ?
(par exemple, préparer tous les repas à la maison)
2. Programmez votre timer sur 5 minutes, reprenez chaque élément de la liste et essayez de voir ce sur quoi vous auriez besoin ou envie d’aide.
(Par rapport aux exemples que j’ai donnés, ça pourrait être : faire du ménage avec une amie, trouver quelqu’un avec qui aller à la danse, ou bien mettre en commun les repas avec des copain·es pour ne pas cuisiner tous les jours).
3. Mettez de nouveau un timer sur 5 minutes et dressez 3 listes :
ce que vous aimez faire & ce en quoi vous avez des compétences
(Par exemple, faire la cuisine.)vos ressources matérielles
(Par exemple, de l’argent ou une maison de vacances.)vos ressources symboliques
(Par exemple, du réseau dans tel ou tel domaine).
Quand vous avez fini, vous disposez d’une cartographie de vos besoins d’aide, et des endroits où vous pourriez aider d’autres personnes.
Sérieusement, essayez :)
Et dites-moi :
Pour vous, c’est plutôt facile ou difficile de demander de l’aide ?
Cet article fait partie d’une série sur les façons de résister au fascisme et au désespoir.
Elle comporte à la fois des réflexions existentielles et des textes beaucoup plus pragmatiques, parce que je crois que cultiver la vie, se faufiler entre les gouttes du cynisme, exige de savoir faire les deux.
On a déjà parlé :
de l’écart entre nos représentations du fascisme et sa réalité,
de ce qu’il faut avoir chez soi pour ne pas être trop dans la mouise en cas de gros pépin (pas de stocks de papier toilette, je vous rassure),
Les prochaines semaines, on abordera :
les ajustements à faire sur notre utilisation des réseaux sociaux et des applications de messagerie,
le rôle que peut jouer la spiritualité dans la résistance — ne partez pas en courant, les copaines athéistes militant·es,
Si le sujet vous intrigue ou vous intéresse, je vous invite à prendre une souscription payante.
Déjà parce que vous aurez accès à tous les articles et aux ateliers d’écriture mensuels : j’annonce tout bientôt le prochain.
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C'est rigolo, on a parlé de ça avec ma psy hier. Et avec ma kiné aussi. Elles me disaient de demander à des amies de faire pour moi des taches simples qui m'angoissent beaucoup. Ou de demander de l'aide à mes colocs pour des trucs qui me paraissent une montagne mais que eux feraient facilement. Et qu'il existe des tâches pour lesquelles c'est l'inverse.
Et je trouve que ça fait beaucoup de sens, que c'est la base du vivre ensemble de s'entraider mutuellement. On a toustes des compétences diverses, autant s'appuyer dessus. Et c'est un forme de care hyper puissante qui sort des logiques capitalistes.
Et pourtant, autant je trouve ça totalement normal d'aider mes ami.e.s, autant je trouve ça hyper dur à demander. Un peu parce que je fais pour elleux me semble simple. Alors que ce ne l'est pas forcément pour elleux. Et parce que j'ai toujours peur de déranger. Mais ça se travaille en vrai.
Et je trouve que mettre de l'entraide dans les relations amicales, c'est quelque chose qui les renforce.
J’adore!!! La “Mutual Aid” existe depuis longtemps dans le milieu crip (personnes handicapées) dont je fais partie en Californie. Beaucoup de personnes ne s’en sortiraient pas sans ça. Mais honnêtement moi je suis plutôt du côté de celleux qui rendent des services plutôt que d’en demander.
Pour celleux qui ont un peu peur d’essayer voilà ce qui m’est arrivé la dernière fois que j’ai demandé de l’aide:
Contexte: j’avais une énorme pile de palette de bois dans la rue qui devaient être déplacée dans mon jardin à cause d’un signalement tardif de travaux (24h).
J’ai fais un post sur le forum du voisinage pour demander de l’aide ce jour là.
Une personne m’a répondu qu’elle viendrait après le boulot pour m’aider. Une autre personne m’a offert le repas du midi (un bon burrito avec une boisson mexicaine à l’hibiscus délicieuse !). Et une autre personne m’a offert une bière!
Et ben j’en revenais pas! Pourtant je vis dans un milieu super individualiste aux US mais là ça m’a fait chaud au cœur!
Est-ce que j’ai réussi à bouger toutes ces palettes de bois vous vous demandez? Oui, même la compagnie de travaux a offert de terminé le boulot avec leur gros tracteur!
Essayer, on va pas vous mordre 😉✊🏻💜