Qu'est-ce qui différencie le sexe lesbien du sexe hétéro ?
Tome II : au-delà des pratiques, l'aliénation patriarcale du désir des femmes
Rappel de l’épisode précédent :
Les lesbiennes jouissent significativement plus que les hétéras.
On sait désormais que ce n’est pas parce qu’elles sont magiquement compatibles entre elles en raison de leur nature de Fâme douce et mystérieuse.
Mais alors, comment expliquer cet écart ? En d’autres termes : quelles sont les différences essentielles entre sexe lesbien et sexe hétéro ?
Première explication : l’égoïsme masculin ?
Beaucoup de mecs sont totalement égocentrés dans leur rapport au sexe, c’est un fait. Ils prennent ce qui leur fait plaisir, et tant pis pour leur partenaire qui se retrouve réduite à un statut d’objet, certes décoratif, mais dont la vie intérieure présente peu d’intérêt.
Pourquoi ne se masturbent-ils pas, alors ?
Ce serait plus vite fait, et ça nous éviterait de passer un mauvais moment.
D’abord, parce que la virilité de certains hommes repose en grande partie sur le fait de “posséder” des femmes. J’ai d’ailleurs parfois eu l’impression, en couchant avec des machos, qu’ils ne prenaient même pas tant de plaisir que ça eux-mêmes. L’enjeu du sexe, ce n’était pas la jouissance — c’était la masculinité.
Le fait de se montrer égoïste, dans cette configuration, n’est donc pas un malheureux hasard qu’une branlette permettrait d’éviter : c’est la preuve et le témoignage d’une (pseudo) virilité triomphante.
Ensuite, parce que certains de ces égoïstes ne sont sans doute même pas conscients de leur totale absence d’ouverture envers l’autre, habitués qu’ils sont depuis toujours à se servir d’abord et à ne pas réfléchir ensuite.
Ces différences de comportement peuvent renvoyer, pour partie, à des différences de socialisation : les femmes sont en général chargées d’effectuer le travail émotionnel et on leur demande de faire passer les besoins d’autrui avant les leurs, tandis que les hommes voient leur égoïsme valorisé.
Pas très surprenant, donc, que les lesbiennes puissent s’adonner au sexe l’esprit un peu plus libre, et qu’elles aient la préoccupation de s’adapter à leur partenaire. Quand on y met de la bonne volonté, on a plus de chance d’y arriver.
La différence essentielle entre lesbiennes et hétéros, serait-ce dont l’écoute, la douceur, l’empathie et la communication ?
Je ne le crois pas.
L’existence de goujats ne suffit pas à expliquer le gap orgasmique entre femmes hétéras et lesbiennes.
D’abord, parce que cette analyse se concentre sur les “manquements” des hommes, comme si c’étaient eux les seuls acteurs d’une relation sexuelle hétéro. Renvoyer à la seule nullité des mecs cis pour expliquer la difficulté à vivre une relation sexuelle satisfaisante en tant que femme hétéra, c’est rester prisonnière d’une vision où c’est à l’Homme de satisfaire sa Femme, l’agentivité de cette dernière tendant vers zéro.
Ensuite, parce qu’il serait bien trop simpliste de construire une opposition entre les méchants-hommes-égoïstes et les gentilles-lesbiennes-à l’écoute : beaucoup d’hommes cishet sont sincèrement préoccupés par le plaisir de leur partenaire et beaucoup de lesbiennes ne sont pas des parangons d’empathie et de douceur. Un peu comme si on était des personnes avant d’être des stéréotypes genrés.
A vrai dire, j’ai même l’impression que l’orgasme des femmes obsède plus certains hommes hétéros que la grande majorité des lesbiennes.
En effet, le développement et la vulgarisation de discours sex-positifs, qui trouvent leurs racines bien avant le XXème siècle, ont entraîné une visibilité largement accrue de la question de l’orgasme “féminin” chez les hétérosexuels, sur le mode : “les femmes aussi ont le droit de prendre leur pied !”.
Hélas, cet appel à la libération des corps a été rapidement traduit en termes plus compréhensibles pour l’hétéropatriarcat, en faisant du plaisir “féminin” – si mystérieux, si profond, si incommensurablement différent du plaisir “masculin” – la consécration ultime d’un “bon coup” (je sais que ça fait beaucoup de mots entre guillemets, mais ils sont vraiment nécessaires).
C’est comme si beaucoup d’hommes cishet se sentaient désormais investis d’une mission : “faire jouir” les femmes, l’orgasme de leur partenaire venant couronner leur virilité.
Le truc bizarre, c’est qu’il me semble que la bonne volonté des hommes cis ne suffit absolument pas à passer un chouette moment. Je ne pense pas être la seule à m’être sentie incapable de profiter d’une relation sexuelle hétéro, d’exprimer clairement ce que je voulais, et de jouir si j’en avais envie, malgré l’ouverture et l’écoute de l’homme en face de moi.
Le mystère s’épaissit donc : pourquoi le sexe peut-il être moins satisfaisant, même avec des hommes a priori aussi désireux de faire jouir leur partenaire ?!
Et c’est là où l’affaire devient vraiment intéressante à mes yeux : quand on reconnaît que le problème ne réside pas dans les intentions des individus, mais dans le système social qui structure et donne sens aux actes sexuels.
Deuxième explication : un script sexuel trop rigide et cis-phallocentré ?
Ce n’est pas un scoop : le sexe n’est pas qu’une affaire de plaisir. Encore moins une interaction librement négociée entre deux partenaires (ou plus).
Il s’agit d’une pratique socialement définie et encadrée par un grand nombre de normes, de prescriptions et d’interdits.
C’est le cas pour tout le monde, lesbiennes y compris : personne n’échappe à la socialisation et nos désirs, à toustes, sont au moins en partie construits par le monde dans lequel nous vivons.
Ces normes sont particulièrement rigides en terres hétéros : les relations sexuelles y suivent un script extrêmement normé, voire minuté.
Ce scénario est articulé en trois actes : les préliminaires (fellation et cunni pour les “chanceuses”), pénétration, éjaculation. Chez les plus progressistes, l’orgasme de la meuf doit venir se glisser quelque part pour que l’affaire soit un complet succès.
Il y a certainement des femmes pour qui ce déroulé est idéal et qui y prennent réellement beaucoup de plaisir.
Seulement voilà : ça ne peut pas correspondre à toustes. C’est impossible. Nos corps et nos désirs sont trop variés pour qu’un script aussi répétitif et étroit soit celui dont nous avons besoin, surtout quand il est aussi centré autour du cis-phallus.
Chez les lesbiennes, ce script n’existe pas.
Ce n’est pas seulement que nous ne suivons pas le même scénario : nous n’avons tout simplement pas de protocole du même genre ou du moins, pas de façon préétablie à la relation.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique l’énorme malentendu quand les hétéros demandent (et hélas, ils le demandent souvent) : “mais alors, vous baisez comment ?”.
Ils s’attendent à ce qu’on leur déroule un autre type de procédure, du genre “cunni-doigtage-cunni-gode, le total prend 35 à 45 minutes environ”.
Et on ne sait pas quoi leur répondre. En dehors du fait que cette question est totalement déplacée, en langue lesbienne, leur question n’a aucun sens. On baise selon ce dont on a envie. Les possibles sont multiples. Bien sûr, on ne réinvente pas non plus la poudre à chaque rapport et avec chaque partenaire, mais il n’y a pas vraiment de définition préétablie de ce que “doit être” une relation sexuelle.
Si la sexualité hétéra conventionnelle c’est du fast-fashion en taille unique, les lesbiennes s’offrent très souvent du sur-mesure.
Cette absence de mode d’emploi, chez les lesbiennes, a plusieurs conséquences importantes.
D’abord, cela permet un décentrement de la pénétration. Cela ne veut pas dire que les lesbiennes ne pratiquent jamais la pénétration, au contraire – mais celle-ci ne signe pas le rapport sexuel. C’est une assez bonne nouvelle, parce que pour l’immense majorité des personnes à vulve, une pénétration seule ne peut pas mener à l'orgasme.
Ensuite, ça enlève beaucoup de pression. Quand on n’essaie plus de coller à la procédure, on peut s’autoriser plus de fantaisie, plus de bizarreries et davantage d'expérimentation joyeuse. Que les hommes cis subissent une pression pour bander ou pour faire jouir leur partenaire, le résultat est le même : le but du rapport sexuel n’est plus le plaisir ni l’intimité, mais la conformité.
Or je pense qu’on en conviendra toustes : le contrôle qualité, c’est très bien pour les médicaments, mais ce n’est pas spécialement excitant.
Deuxième niveau d’analyse, donc : si ce n’est pas l’attention à l’autre qui fait défaut, ce peut être l’obligation angoissante de respecter des “figures imposées” qui ruine le sexe hétéro.
Je pense que ces deux explications (égoïsme masculin, scripts sexuels indigents) sont valables. Mais elles ne peuvent pas suffire, parce qu’elles ne concernent que nos pratiques sexuelles.
Or les injonctions patriarcales régentent bien plus que nos pratiques. Elles structurent également notre espace mental.
Troisième et dernière explication : l’aliénation patriarcale du désir des femmes
Considérer que le plaisir sexuel serait une pure affaire de trucs et astuces pratiques, qu’il suffirait de mettre en œuvre chez les hétéros comme chez les lesbiennes pour que tout aille au mieux dans le meilleur des mondes, est une énorme arnaque.Ce qui se joue de plus cruel et de plus crucial, à mon sens, dans le sexe hétéro, c’est l’aliénation patriarcale du désir des femmes, qui dépasse largement la question de qui met ses doigts où, et à quel moment.
On parle parfois, par exemple, de la façon dont la charge mentale de beaucoup de femmes en couple leur prend trop d’espace mental pour qu’il en reste pour le sexe : se trouver au bord du burn-out conjugal ne constitue pas les meilleures conditions pour prendre son pied.
On évoque aussi souvent le male gaze, la façon dont on intériorise le regard masculin et dont on ne peut pas se défaire du souci d’être “bonne” et “sexy”. Penser à sa cellulite pendant un cunni, c’est un bon moyen de ne pas atteindre l’orgasme.
Ces deux aspects me paraissent pertinents et souvent bien réels, mais je crois que ce n’est pas encore le pire.
A mon sens, la prouesse ultime du patriarcat, c’est de faire en sorte que nos désirs coïncident avec ses injonctions.
Et, pour que l’hétérosexualité puisse fonctionner, il faut que les femmes désirent… le désir des hommes.
Je te désire parce que tu me désires. Je mouille parce que tu bandes.
Ca peut sembler anecdotique et même cliché de dire que les femmes, en terres patriarcales, sont censées désirer le désir des mecs.
Pourtant, la façon dont nous sommes dressées à étouffer tout désir qui n’est pas d’abord un reflet du désir masculin me paraît extrêmement grave — elle nous aliène notre propre plaisir. Parce qu’on introjecte l’homme en nous, et qu’on peut alors être excitée par des pratiques qui ne nous apportent pas de plaisir.
L’hétéropatriarcat instille une rupture entre désir et plaisir. Ce qui “doit” exciter une femme hétérosexuelle n’est pas ce qui peut la faire jouir — mais ce qui fait jouir son mec.
C’est, à mon sens, l’un des aspects les plus difficiles à saisir de la domination masculine - parce que c’est l’un des plus intimes, et des plus difficiles à déloger.
Qu’est-ce qu’on fait d’une relation sexuelle à la fois excitante et frustrante ? Comment on peut se “libérer” du diktat du regard masculin quand ce regard est le préalable absolu à l’érotisation de son propre corps ? Comment accède-t-on à la jouissance quand les pratiques qui pourraient nous y amener nous ennuient ou nous dégoûtent ?
C’est un casse-tête impossible à résoudre.
Encore une fois, on ne parle pas ici d’un malheureux concours de circonstances.
Le plaisir des femmes est subordonné, dans un système patriarcal, au désir des hommes parce que la subjectivité des femmes l’est à celle des hommes.
Par subjectivité, j’entends : statut de sujet vivant, doté d’une conscience, d’une intelligence, d’une sensibilité et d’un libre-arbitre. On peut trouver ridicule le récit biblique de la côte d’Adam mais c’est une parfaite métaphore de la façon dont le sujet “femme” est constitué au sein d’une société patriarcale : notre existence découle de celle des hommes et notre dignité dépend d’eux. Alors forcément, notre plaisir aussi.
Et chez les lesbiennes, alors ?
Le cul lesbien n’est évidemment pas toujours idyllique. Nous avons nous aussi nos traumas, nos zones d’ombre. Nous subissons comme tout le monde la pression mise pour avoir une sexualité active et épanouissante et nous vivons, comme le reste de l’humanité, dans une société patriarcale qui opprime nos corps.
Mais nos sexualités gouines ne constituent pas un outil de la domination patriarcale. C’est ça, la différence fondamentale avec le sexe hétéro.
Nous n’avons plus à (nous) prouver que nous sommes des femmes “comme il faut” ni même des femmes tout court, ce qui nous permet de nous demander ce qui nous plaît. De réconcilier ce qui nous excite avec ce qui nous fait plaisir.
Même quand on joue des rôles qui, de l’extérieur, peuvent ressembler à ce qu’on connaît en territoire hétéro (par exemple, des jeux de domination, une distinction top/bottom…), la façon de les vivre est fondamentalement différente parce que ces pratiques sont là pour nous faire jouir, nous.
Elles sont là pour nous servir – et pas l’inverse.
Elles ne servent plus à réaffirmer notre appartenance à une classe de genre qui nous condamne d’avance.
Si on est plus libres entre lesbiennes, ce n’est pas parce que nous sommes “entre femmes” mais précisément, pour reprendre les mots de Monique Wittig, parce que nous ne sommes plus des femmes.
C’est un écart qui dépasse largement la question comptable du nombre d’orgasmes, et qu’aucune liste de “bons conseils” adressés aux hétéros ne pourra combler.
P.S. : comme tu l’as sans doute remarqué, j’aime beaucoup les chats… Mais mon stock d’images félines & mignonnes est bientôt épuisé. Si tu as un chat, tu passes forcément 60 % de ton temps à le prendre en photo. Accepterais-tu de m’en envoyer pour que je les utilise pour les prochains articles ? Merci <3
C’est la chose la plus intéressante et intelligente que j’ai lue depuis des semaines. Qui élargit mes horizons de réflexion et mon horizon intime. Je travaille justement sur la question du désir des femmes lié au désir masculin et tu as mis des mots sur toute une zone floue en moi. Merci 👸🏼
Merci pour ces deux articles qui mettent plus de mots et de précision sur quelque chose qui a sonné comme une révélation pour moi cette dernière année. <3