Il y a un point commun entre presque toutes les personnes dont je suis vraiment proche.
Un truc qu’on partage. Une sorte de secret.
Vous devinez ?
Allez-y, essayez de trouver.
Qu’est-ce qui vous vient en tête ? A quoi vous pensez ?
…
…
Hé, sans tricher.
…
…
Vous me racontez en commentaire ? Qu’on voie ce qui a traversé votre esprit ?
…
…
Bon. Je vous dis.
Les gens que je laisse s’approcher près, tout près, au chaud contre mon cœur palpitant, ont tous été harcelés.
Ont tous été les « sans-amis » de la cour de récré.
La suite du texte traite du harcèlement scolaire.
Si ce n’est pas pour vous aujourd’hui, je vous invite à laisser de côté cette lecture.
Ce n’est pas du tout un choix conscient.
Et pourtant, dans mon premier cercle, quand on parle de la primaire, du collège ou du lycée, les mêmes mots reviennent. A peine esquissés.
On n’a pas besoin d’entrer dans les détails. On n’a pas envie, non plus.
Entre anciens parias, on se reconnaît, on se flaire sans trop parler.
On a pris bien cher, et on préfèrerait oublier.
Il n’y a que les vieux gars de droite pour croire que c’est marrant d’être une victime, un kif, un passe-temps amusant.
Oh oui, on voudrait bien oublier. Effacer les récrés passées à chialer dans les toilettes, les injures, la dernière copine qui finit par nous lâcher parce que ça coûte trop cher d’être vue à nos côtés.
Moi, le truc qui me colle à la peau, c’est d’avoir toujours été choisie en dernier quand on formait des équipes en cours de sport, et accueillie avec des soupirs d’exaspération et des quolibets par le groupe à qui le prof finissait par imposer ma présence.
Tu gardes les mâchoires serrées, tu prends un air dégagé, tu fais semblant de pas entendre.
Si tu montres qu’ils te font mal, ils vont redoubler d’efforts pour t’humilier.
C’est con, hein ?
Autant de souffrance pour un malheureux match de volleyball, franchement.
Il y en a qui se bricolent des armures toutes fêlées.
« C’était très bien, comme ça, j’ai pu me concentrer sur mes études ».
« De toute façon je m’en fous, maintenant j’ai un super job / un super mari / un super appartement ».
« Ouais, bon, j’évite d’y penser ».
Tu parles.
Tu peux l’enterrer aussi profond que tu veux — ça reste là, visqueux.
Ça affleure quand tu t’engueules avec ta meuf, quand tes collègues ne t’attendent pas pour partir déjeuner, quand ton date arrête de répondre à tes textos.
Et ça demande un courage de dingue de pas laisser tomber cette part de toi.
Parce que le harcèlement t’apprend, avant tout : la honte.
Le propre de toute domination, c’est d’imposer son regard. Tu finis par te voir à travers les yeux de ceux qui te traitent comme une merde. Tu finis par te détester.
Pour t’intégrer, tu apprends à cacher les morceaux de toi qui n’entrent pas dans le moule.
Tu te dépèces, et avec zèle par-dessus le marché. Tu apprends par cœur des réponses pré-enregistrées, comme une espèce d’automate. Une machine sophistiquée et stressée.
Je me souviens de mon grand frère : « bon, écoute, la prochaine fois qu’on te demande ta musique préférée, tu réponds pas le Lac des Cygnes OK ? Dis plutôt les Spice Girls, un truc du genre. En fait, faut pas mentir complètement mais faut… faut choisir ce que tu montres, tu vois ? ».
C’était un bon conseil. Il savait de quoi il parlait. Lui, son paravent, c’était Bob Marley.
Il y en a qui restent coincés dans le moule pour toujours.
Ça me serre la gorge de les voir englués dans des vies qui ne font pas honneur à leur grain, leurs aspérités, de les voir s’amputer leurs ailes qui s’obstinent, encore et encore, à repousser.
Il faut dire que c’est confortable, le moule.
Ça demande un courage de dingue de détricoter la haine.
C’est une bravoure de folie que de revenir aux côtés de l’enfant, de l’adolescent·e que tu étais, et qui a été rejeté·e. De tenir bon. De se regarder avec tendresse, avec amour.
Ne pas céder à la meute. Ne pas se joindre aux rires qui blessent comme du verre pilé.
Ecrire cet article, c’est ma façon de serrer la main de la petite Louise et de lui murmurer : tiens bon, ça va passer.
Je suis hyper gênée par les discours sur le harcèlement scolaire qui prétendent que le rejet frappe au hasard.
Tout le récit selon lequel le groupe se choisisse une victime expiatoire de façon plus ou moins aléatoire.
L’histoire du « bouc émissaire ».
C’est tellement confortable. Tellement facile. On peut renvoyer le problème à un truc d’enfants trop cruels, pas encore totalement socialisés.
Je crois au contraire que le harcèlement scolaire obéit à une logique très précise.
Qui est exactement la même logique que celle des adultes, exactement la même logique que celle de toute la société.
Les harceleureuses s’attaquent :
aux mecs efféminés,
aux personnes désignées comme étrangères,
aux pauvres,
aux transfuges de classe,
aux intellos dans la lune,
aux hypersensibles,
aux filles qui jouent pas assez bien la partition de l’hétérosexualité.
« Si tu es différent de la norme, tu vas bien en chier. »
Le harcèlement scolaire, c’est juste une autre forme de discrimination.
Et c’est pour ça que notre réponse collective à ce fléau est d’une nullité aussi totale.
Je sais que ça part d’une bonne intention, mais les campagnes d’information toutes pourraves, du genre une photo d’enfant qui fait la gueule avec un slogan « face au harcèlement, il faut agir », ça me donne envie de hurler.
Ça sert à rien, à part donner bonne conscience aux adultes qui conçoivent ces machins.
Pour s’attaquer véritablement au harcèlement scolaire, il faudrait qu’en tant que société, on sache traiter la différence avec respect.
Vu qu’on galope bon train vers le fascisme, je crois que c’est pas près d’arriver.
Alors on fait quoi ?
Je me dis qu’on peut au moins être un poil plus honnête avec les enfants à qui ça arrive.
1. Déjà, reconnaître que ce qu’ils vivent est grave.
Si vous êtes dans l’équipe « oh, allez, c’est pas non plus la fin du monde » : vous avez tort.
Les êtres humains sont des animaux faits pour vivre en groupe, et les centres cérébraux activés lors d’une expérience de rejet social sont les mêmes que ceux qui s’allument quand on se fait tabasser.
Donc le harcèlement scolaire, c’est un peu comme si on te pète la gueule tous les jours entre midi et deux, pendant les années les plus formatives de ta vie.
Et démerde-toi avec ça pour te construire une estime de soi.
(sans même parler des nombreux cas où tu te fais effectivement taper en plus de tout le reste)
2. Ensuite, donner des outils pour comprendre ce qui se passe.
Beaucoup d’adultes vont dire aux enfants harcelés : « ne les écoute pas, c’est que des cons, c’est n’importe quoi ».
Ça part d’une bonne intention, mais c’est une erreur de nier que l’enfant est différent.
Que, dans certains cas, iel manque effectivement de certaines compétences sociales. Ou que, dans d’autres, iel ne correspond pas à la norme de sa classe ou de son établissement.
D’ailleurs, souvent, le harcèlement s’abat sur le même enfant plusieurs années de suite, dans plusieurs établissements scolaires différents. Il y a fréquemment un truc chez l’enfant harcelé qui catalyse la violence qu’iel reçoit, ça sert à rien de le nier, même si c’est inconfortable de le reconnaître.
Encore une fois, le harcèlement ne survient pas au hasard.
Le harcèlement part d’un endroit de différence, et on devrait aider les enfants à penser cette altérisation pour se l’approprier.
On a besoin de se la retraduire dans un langage qui n’est pas humiliant.
De toute façon, nous, on sait.
On sent bien qu’on est bizarres.
On a besoin qu’on nous donne des clés de lecture, pas qu’on nous dise « mais non mais non, t’es génial·e ».
Parce que si les adultes se contentent de nier notre différence, on va intégrer l’idée qu’on n’est acceptable qu’à la condition d’être « normaux ». Les seuls mots qu’on aura pour parler de notre côté hors norme… ce seront ceux de nos harceleureuses.
On a besoin d’un vocabulaire, d’une grammaire, pour décrire et penser tout ce qui en nous dépasse des clous de l’acceptabilité sociale.
3. Peut-être aussi avouer qu’on n’a pas encore totalement tous les outils pour les aider ?
Je sais qu’en tant qu’adultes, on est censés être rassurants.
Mais j’ai jamais trouvé ça tellement apaisant de voir « les grands » se débattre en prétendant qu’ils savaient ce qu’ils faisaient alors qu’il était manifeste qu’ils paniquaient complet.
Si tu lis tout ça et que ça fait écho :
je suis sincèrement, profondément désolée qu’on t’ait fait subir cette violence.
J’imagine à quel point tu as dû te sentir seul·e, et désespéré·e. Tu as le droit d’être en colère, d’avoir honte, de sangloter, ou de dissocier en faisant défiler des photos de chat sur Instagram.
Et je te conseille d’en parler aux gens en qui tu as confiance.
Casse l’armure de la honte.
Envoie balader ce foutu moule.
Parce qu’il y a un enfant bizarre et merveilleux qui t’attend, là-bas, de l’autre côté.
P.-S. : je suis bien entourée, suivie par un psychologue, ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai volontairement écrit ce texte de façon vive parce que c’est un sujet presque toujours euphémisé mais sincèrement : je vais fort bien.
P.-.P-S. : je ne peux pas ne pas faire le parallèle avec les enfants incestés. Au moins 10% d’une classe d’âge, 3 enfants par classe, et personne ne sait quoi faire non plus parce que c’est une violence qui, là aussi, construit toute la société. J’ai la « chance » de ne pas faire partie des 10% et j’ai peur d’avoir des mots maladroits. Mais ça me paraissait dangereux de ne pas les évoquer : on étouffe du silence, ça je le sais.
Bonjour. MERCI pour le sujet de la dernière lettre. Je suis également une personne concernée. J'ai juste regretté que la situation de handicap ne soit pas citée dans la liste des causes possibles de rejet. Bonne continuation
Merci d’en parler et de partager. Ca m’est arrivé aussi. J’y pense parfois. Je n’ai pas pardonné mais je m’en suis remis•e après tant d’années… 💪🏻🔥🏳️🌈