Les réseaux sociaux créent des bulles de filtre, on le savait depuis longtemps.
De petits cocons bien étanches où on ne voit et on n’entend que des voix déjà connues, sur des sujets bien identifiés.
On peut avoir l’impression que le débat y existe, parce qu’à l’intérieur d’un même cocon, on s’insulte, on se clashe et on se cancelle, mais au fond, tout ça reste bien hermétique et on ne discute jamais vraiment avec des gens qui ne partagent pas notre positionnement social et politique.
Avec les élections législatives, c’est devenu quasi absurde.
Toutes les personnes auxquelles je suis abonnée sur Instagram, sans exception, appelaient à voter pour le nouveau front populaire.
Ou alors, critiquaient le NFP à partir d’une perspective anarchiste.
D’un côté, je les comprends : moi aussi, j’ai voté pour le NFP et moi aussi, je voudrais qu’un maximum de gens soutiennent cette coalition de gauche et moi aussi, la candidature de François Hollande me donne envie de hurler de rage.
De l’autre, je m’interroge : est-ce qu’on n’est pas en train de parler inlassablement à des personnes déjà convaincues ?
En plus, à force de ne lire, voir et entendre que des personnes qui pensent comme moi, je finis par manquer de recul sur la réalité statistique des forces politiques françaises.
A savoir que la gauche n’est pas majoritaire.
Évidemment, la même question se pose dans cette newsletter.
Jusque-là je n’ai pas dit grand chose sur ces élections pour cette raison. Tout le monde se mobilisait et tant mieux. Je n’avais rien à ajouter.
Maintenant, le second tour approche.
Il est presque acquis que le RN aura une majorité relative à l’Assemblée nationale.
L’enjeu du second tour, c’est d’éviter une majorité absolue pour ce parti d’extrême-droite fondé par des nazis.
Juste un petit point vite fait si c’est pas super clair pour vous : majorité relative, ça veut dire moins de la moitié des sièges, mais le plus gros nombre de sièges par rapport aux autres formations politiques.
Majorité absolue, c’est plus de la moitié des sièges.
Si on traduit en force politique, ça veut dire :
majorité relative : gros gros pouvoir de nuisance du RN, mais possible de limiter les dégâts si plusieurs formations politiques plus petites s’allient entre elles sur un projet donné et que cette coalition de circonstance est majoritaire face au RN ;
majorité absolue : le RN devient le leader incontestable de la politique institutionnelle menée en France. Même si tous les autres partis s’allient face à eux, personne ne peut les empêcher d’adopter une loi.
En clair : c’est sûr que c’est la merde, mais ça peut virer au cauchemar absolu.
Et dans beaucoup de circonscriptions, on a soit une triangulaire (c’est-à-dire trois candidat·es encore en lice, souvent RN-NFP-Renaissance), soit un duel extrême-droite contre coalition de gauche.
La gauche a déjà appelé aux désistements de tous ses candidats en cas de triangulaire impliquant le NFP et le RN.
Les consignes sont beaucoup plus bancales côté parti présidentiel : des désistements dans certains cas, mais pas dans tous, enfin on sait pas trop, parce que l’extrême-droite c’est mal mais la gauche apparemment c’est pire, même si on peut pas le dire aussi clairement que ça.
LA question cruciale, c’est donc :
est-ce que les électeurs de droite vont avoir le courage et la force des électeurs de gauche en 2002, en 2017 et en 2022 ?
Est-ce qu’iels vont faire la preuve de leur engagement en faveur de la démocratie, en votant pour des candidats qui ne représentent pas leurs opinions mais qui vont éviter à un candidat RN de gagner ?
Va-t-on enfin nous renvoyer l’ascenseur, de la même façon que j’ai mis un foutu bulletin Macron dans l’urne alors que je HAIS ce type ?
Et bah… Rien n’est moins sûr.
Quand je sors de la bulle de filtre Instagramo-centrée, voilà ce que j’entends ad nauseam : “bien sûr, je suis contre le RN, mais moi Mélenchon, je peux pas.”
Comprendre : “Face à un second tour RN/nouveau front populaire, je sais pas ce que je vais faire”.
Comprendre : “je m’abstiendrai”.
Comprendre : “tes droits en tant que lesbienne ? ah, tes droits… oui, ce sera dommage quand on te cassera la gueule et qu’on annulera ton mariage avec ta femme. Mais bon, moi Mélenchon, je peux pas.”
Tiens, c’est marrant, j’ai comme un goût amer en fond de gorge.
Je vais essayer de résister à la tentation du sarcasme et du cynisme, mais c’est vraiment dur.
Quand je repense au fait que nous on a voté pour Macron…
J’ai tellement, tellement les boules les ami·es.
Donc déjà, j’écris ça par nécessité absolue de faire quelque chose de ma colère.
Ensuite, je me suis dit que peut-être, si c’était quelque chose que j’entendais aussi souvent, ça voulait dire que c’était une opinion répandue.
Beaucoup plus répandue que ce que ma bulle de filtre pourrait laisser accroire.
Peut-être que, vous que me lisez, vous le pensez aussi ? Ou que vous connaissez des gens dont c’est le cas ?
Alors voici toutes les raisons pour lesquelles vous pouvez tout à fait détester Mélenchon avec chaque fibre de votre être…
et quand même voter pour le NFP.
1.“Moi, Mélenchon, je le supporte pas.”
Moi non plus j’aime pas Mélenchon.
Et alors ? Ce n’est pas le sujet.
Mélenchon n’est PAS le dirigeant du NFP…
Ni son porte-parole…
Ni même le président de LFI (c’est Mathilde Panot).
Selon votre circonscription, il y a de grandes chances que votre candidat·e NFP ne soit même pas du parti de Mélenchon, c’est-à-dire LFI !
Est-ce que vous allez refuser de voter pour un·e socialiste ou un·e écolo parce que vous n’aimez pas Mélenchon, alors que ces partis n’ont rien à voir ?!
2. “Oui, mais il a dégagé des gens, c’est une purge stalinienne ! Ce type est dangereux !”
Une purge ?
Il y a eu des conflits sur les investitures, comme dans CHAQUE parti, à CHAQUE élection.
Comme par hasard, le seul parti où ces difficultés sont cadrées comme une atteinte à la démocratie, c’est LFI.
Comme par hasard, on a un (1) parti de gauche qui fait des scores honorables, et ce parti est opportunément présenté comme la pire menace possible pour nos institutions.
Je préfère largement un parti où les investitures sont mal gérées à un parti raciste et homophobe fondé par d’anciens nazis.
J’arrive même pas à comprendre qu’on mette au même niveau le caca nerveux de quelques députés qui voulaient sauver leurs fesses et continuer d’occuper leur poste, avec le danger que représente l’extrême-droite pour tout un tas de gens qui voudraient juste pouvoir continuer de vivre.
3. “OK, mais quand même, LFI, ce sont des extrémistes ! Ca me fait peur, ça va beaucoup trop loin !”
On pourrait débattre des heures sur le fait de savoir si LFI est un parti d’extrême-gauche (la plupart des gens de gauche vous diront que non) et ce que ça veut dire “extrême-gauche”, dans un monde où le débat public tourne intégralement autour des idées de l’extrême-droite.
Mais vous savez quoi ? On ne va même pas entrer dans cette discussion.
Supposons que Mélenchon soit effectivement un stalinien de la pire espèce, que LFI ait pour objectif clair l’établissement d’une dictature communiste genre l’URSS dans les années 1960.
Ça me coûte d’écrire ça parce que c’est loiiiiiin de la réalité, mais le temps nous est compté, alors soit.
Supposons que le danger soit réel.
Même dans ce cas, Mélenchon et son parti n’auront JAMAIS de majorité à l’AN.
Contrairement au RN.
Je le redis, parce que c’est super important : la gauche n’aura PAS de majorité absolue ni même relative au Parlement français.
A l’inverse de leurs homologues RN, les député·es LFI ne pourront rien faire.
A part rédiger, de temps en temps, des propositions de loi sur le (maigre) temps dédié aux initiatives parlementaires – propositions qui seront quasi TOUTES rejetées vu que le parti n’aura pas de majorité.
(désolée, je mets beaucoup de majuscules. Je suis à cran.)
Tandis que s’abstenir, c’est laisser un boulevard au RN, qui est déjà annoncé avec une majorité relative.
Et qui pourra imposer ses mesures et son programme (raciste, transphobe et homophobe, donc).
Dans les circonstances actuelles, voter pour le NFP, ce n’est pas mettre la gauche révolutionnaire au pouvoir, et encore moins lui faire un chèque en blanc. On peut le regretter d’ailleurs ! (c’est mon cas)
Il faut bien comprendre que ce n’est pas la victoire de la gauche, et encore moins des Insoumis, qui se joue avec ces élections, mais :
le maintien d’institutions à peu près fonctionnelles, comme le Conseil constitutionnel qui a plein de défauts mais qui sert quand même à éviter que les lois ne respectent pas la Constitution, pas exactement une broutille donc ;
la protection des droits des personnes que l’extrême droite a dans le collimateur, à savoir d’abord les personnes racisées et les personnes transgenres, ensuite les LGB+
Ce qui se joue, en somme, c’est de faire durer encore un peu le semblant de démocratie qu’il nous reste.
Comme en 2017. Comme en 2022.
C’est pour ça que j’ai voté pour Macron, alors que je le déteste, alors que chacun de ses discours m’inspire au mieux du dégoût, au pire de la rage, alors qu’il a mené des politiques dont je pense profondément qu’elles détruisent des vies.
Maintenant, c’est à votre tour, électeurs macronistes ou de la droite modérée, de montrer que vous avez le cran de faire barrage à l’extrême-droite.
Ne vous réfugiez pas dans des postures confortables et des formules creuses.
On n’a plus le temps pour ça.
Voilà.
Je vais m’arrêter là parce que je ne me sens pas capable de continuer sans finir par cracher de la bile.
J’ai l’impression de devoir supplier pour ma survie.
Je souhaite à toustes celleux qui (me) disent tranquillement “moi Mélenchon, je peux pas”, de ne jamais se retrouver à ma place.
L’air y est rare et les larmes, amères.
Je lis cette lettre après coup, merci pour ces mots, merci pour cette colère légitime. En la lisant après je me rends compte à quel point on a vécu des semaines horribles, la peur au ventre, et à quel point ça n'a touché qu'une partie des gens.
Tellement bravo d'avoir résumé tout ça 👏🏻👏🏻👏🏻