Philibert ne savait pas
C’est laquelle, votre préférée ?
Aux alentours de mes vingt ans, j’ai fait un stage dans un cabinet de conseil en stratégie.
J’y ai été attirée par la promesse d’un travail qui se renouvelle sans cesse, nourri de défis intellectuels de haute volée.
Sans surprise, j’ai passé six mois à aligner des carrés sur des slides et à brainstormer la meilleure manière de virer des gens : je ne suis pas restée.
Sans surprise bis, j’ai également passé six mois à me fritter avec tous mes collègues.
Je jouais un rôle lassant : celui de la personne de gauche qui, par ses prises de position progressistes, distrait les droitards blasés.
Youhou. Trop de fun.
Oui, car contrairement aux apparences, les gens de droite adoooorent avoir une personne de gauche dans leur entourage. Surtout si c’est une femme jeune et passionnée. Ca leur fait un petit divertissement fort bienvenu.
Aujourd’hui, j’ai appris à reconnaître et éviter ce piège. Je ne débats plus avec des gens qui cherchent à m’épuiser, me balancent des prises de position dont iels savent que je les abhorre, comme on jette une balle de tennis à un chien ou un hameçon à une truite désœuvrée.
Ça ne mord plus, désolée.
Mais à l’époque, j’étais toute jeunotte.
J’y allais à fond, convaincue qu’à la seule force de mes arguments fondés sur des chiffres et des travaux de sociologie sérieux, je transformerais ces adeptes du libre-marché.
(Rétrospectivement, j’hésite entre me trouver très mignonne et avoir envie de me foutre des baffes.)
C’est ainsi qu’un soir – puisque nous travaillions toustes très tard le soir – je me suis retrouvée à discuter avec un partner de son salaire.
Appelons ce partner Philibert.
Un partner se situe tout en haut de la hiérarchie de ce gros cabinet de conseil en stratégie.
Autant vous dire que notre Philibert gagnait énormément d’argent.
Ce soir-là, autour des sushis qu’on se faisait livrer pour la pause dîner, on conversait assez librement malgré la distance hiérarchique : d’abord parce que ce genre d’entreprise aime se donner une image d’ouverture et d’horizontalité, et aussi parce que j’ai toujours eu de grandes difficultés à adapter mon niveau de franchise en fonction de la personne à qui je parle.
Donc, très gentiment, je lui ai plus ou moins dit :
“Philibert, entre nous *clin d’oeil*, tu sais que ton niveau de rémunération n’est pas complètement justifié ?
N’est-ce pas ?”
Oui. J’ai littéralement demandé ça à mon N+1000.
Sa réaction ne se fit pas attendre.
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Il s’inscrit dans une série d’articles où je vous propose des idées concrètes et précises pour bâtir un futur plus désirable.
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Eh bien… non… Philibert ne savait pas.
Le gars m’a défendu mordicus qu’il méritait chaque centime sur son compte en banque.
Car il effectuait un travail difficilement remplaçable, contrairement aux “femmes de ménage” (sic). Il y avait moins de personnes avec ses compétences et son profil sur le marché, donc forcément, il allait gagner plus, et c’était parfait.
J’étais soufflée.
Déjà car en réalité, ce type était TRÈS facilement remplaçable. A commencer par toustes celleux qui se trouvaient au grade immédiatement avant lui, rêvaient d’accéder à son poste et attendaient qu’il parte ou qu’il meure.
Ensuite, car sa ligne de raisonnement excluait toute réflexion sur l’utilité sociale de son travail, son apport concret à la société.
OK, il avait des compétences très précises, mais pour faire quoi, exactement ?
Aider Coca-Cola ou Nestlé à vendre plus de bouteilles ?
Est-ce vraiment ce dont on a besoin, aujourd’hui ?
On pourrait dire qu’il gagnait autant parce qu’il apportait beaucoup de profit à son entreprise sous la forme de “missions” : un partner, c’est un commercial, qui passe son temps à essayer de vendre des missions à des entreprises.
On pourrait essayer de défendre la thèse que, plus ta contribution au profit est jugée importante, plus on te paie. Dans les cabinets de conseil, c’est à peu près le cas.
Sauf que franchement, après avoir passé du temps dans d’autres entreprises privées, hors conseil en stratégie, je ne suis même pas convaincue que ça fonctionne comme ça.
Dire que le salaire est indexé au profit, c’est encore trop rationnel, même si c’est injuste. C’est encore trop sensé.
Je crois que le capitalisme sous sa forme contemporaine est un système profondément irrationnel et absurde, qui multiplie les “bullshit jobs” bien rémunérés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’Efficacité de l’Économie et tout à voir avec des enjeux de pouvoir et de maintien des hiérarchies sociales existantes.
Bon, si vous lisez cette infolettre, j’imagine que je n’ai pas besoin de vous convaincre que les Philibert de ce monde ne méritent pas leurs salaires faramineux.
Mais alors, quels autres systèmes seraient imaginables ?
Je soumets trois pistes à votre réflexion. Vous me dites quelle est votre préférée en commentaire ?
Piste 1 : corréler le salaire à l’utilité sociale.
Je trouve que c’est une piste intéressante, parce qu’elle nécessite d’ouvrir la discussion sur ce qui est utile, justement.
Soigner les gens malades, élever et éduquer des enfants, nettoyer nos rues, est-ce plus ou moins utile que de faire la publicité d’une nouvelle voiture ?
Oh là là, quelle colle, comment choisir……………………
Mais je dois dire que je ne suis pas non plus hyper emballée par cette idée, déjà car la mise en œuvre effective me paraît difficile et aussi parce que je vois comment ce genre de discussion peut vite basculer dans une conception très étriquée et finalement dangereuse de ce qui est “utile” ou non.
Beaucoup de gens vous diront, par exemple, que les artistes ou les chercheureuses sont “inutiles” – et je ne suis pas d’accord avec ça, mais je pense aussi que c’est dur à quantifier.
Piste 2 : un plafonnement des salaires les plus élevés.
Soit en leur fixant un montant maximum en euros, soit en limitant l’écart possible entre les salaires les plus bas et les salaires les plus hauts.
Celle-là je l’adore, j’avoue. Il me semble que déjà, si on réduisait l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, ce serait un bon début.
D’une part, ça dégonflerait l’ego et le compte en banque des gens qui se croient irremplaçables comme Philibert.
D’autre part, ça tirerait les salaires les plus bas vers le haut. Par exemple, en prévoyant qu’il ne peut pas y avoir un écart supérieur à un facteur 5 entre le salaire le plus bas et le salaire le plus élevé dans une entreprise, on obligerait les gens au sommet de la pyramide, s’ils veulent très bien se payer, à payer correctement les gens qui travaillent pour eux.
Mais c’est une mesure qui ne répond pas à la question : qui “mérite” de gagner plus d’argent, et pourquoi ?
Piste 3 : tout le monde au même salaire.
Oui, vous avez bien lu. Tout le monde touche exactement le même salaire.
Ce n’est pas exactement le “revenu universel” tel qu’on en discutait il y a quelques années, qui venait s’ajouter aux revenus du travail.
Là, l’idée, c’est que tout le monde gagne la même quantité d’argent, quel que soit son emploi.
Ce que j’aime bien dans cette idée, c’est qu’elle dynamiterait une bonne partie de nos hiérarchies sociales. Elle rebattrait profondément les cartes. Quels choix professionnels vous auriez fait, vous, si votre salaire n’avait joué aucun rôle dans l’équation ?
Mais j’avoue qu’elle ne me paraît pas super réaliste, pour plusieurs raisons, à commencer par le fait qu’il me semble que la majorité des êtres humains sont des grands fans de hiérarchie.
Aussi, bien que je ne croie pas que la répartition actuelle des richesses soit juste, je suis quand même convaincue que certains métiers sont plus durs et méritent une rémunération plus élevée : quelqu’un qui opère des cerveaux ou ramasse des poubelles, je trouve ça OK qu’iel gagne mieux sa vie que moi qui écrit des livres les fesses au chaud.
Alors, c’est laquelle, votre piste préférée ?
Vous en avez une autre ? Dites-nous en commentaire.
Cet article fait partie d’une série : des idées concrètes pour un futur désirable.
Chaque mardi pendant 5 semaines, je vous propose une idée argumentée en faveur d’un changement précis.
Au programme :
pourquoi tout cramer ne suffit pas ;
de justice sociale : pourquoi il est urgent de mener cette réforme que tout le monde déteste (et non, je ne parle pas de la réforme des retraites!)
des références à creuser : livres, podcasts, films et même chansons pour construire un monde meilleur (doc collaboratif, tout le monde ajoute ses références) ;
de nos salaires : le thème du jour ;
de vote : est-ce que d’autres systèmes que des élections avec 50% d’abstention existent ? — la semaine prochaine ;
de migrations : les frontières, est-ce vraiment nécessaire ?
de travail du sexe : on entend partout qu’il faudrait l’interdire, pourquoi et quelles sont les alternatives ?
du logement : pourquoi se loger coûte-t-il si cher ? est-ce inéluctable ?
Le tout écrit de façon accessible : les sujets sont sérieux mais on n’est pas obligées de partir en mode intello-relou pour autant.
Merci pour votre soutien, qui rend ce travail possible.
Le moment de joie de la semaine, c’était de rentrer chez moi.
En ce moment, j’ai besoin de cultiver la joie.
Alors chaque mardi, avant ou après la chronique du jour, je vous raconte quelque chose, quelqu’un, un moment précis qui m’a fait du bien.
J’ai passé la semaine dernière en déplacement. J’ai vu quelques ami·es, ma famille, en particulier ma maman dont c’était l’anniversaire, et c’était super.
Mais vendredi soir, j’étais heureuse de retrouver mon appartement et mon chat.
Après avoir crapahuté de logement en logement 4 fois en 7 jours, un énorme sac Quechua sur le dos, j’ai trouvé que dormir dans mon lit, c’était le nirvana.
Parfois, je m’en veux d’être aussi casanière.
D’autres fois, je me dis qu’avoir envie de rentrer chez soi, c’est quand même le signe qu’on est plutôt contente de sa vie.
Si vous voulez partager le moment de la joie de la semaine, dites-nous en commentaire.
Quelques pépites des semaines précédentes :
“J’ai participé à un atelier de forge avec ma copine pendant quelques jours où nous avons fabriqué des couteaux en damas. J’étais très heureuse de partager ce moment avec elle, d’apprendre dans un domaine très différent du mien et d’arriver à faire quelque chose avec mes mains, qui a un résultat concret”
“J’ai retrouvé mon fils de 6 ans en train de lire tout seul un de ses livres. Tout seul. Sans qu’on lui ait demandé. La lecture commence tout doucement à passer de la case devoirs à celle du plaisir, je suis fier et très content pour lui !”
“Joie de lire ces mots-là sous la plume de Le Guin ce matin : « mûrir ne signifie pas vieillir mais se développer: un adulte n’est pas un enfant mort, mais un enfant qui a survécu ».”
“une conversation de 3 heures avec une merveilleuse amie avec laquelle je partage tant de sujets de conversation et que j’appelle toujours trop rarement”
“Joies... du brouillard qui se lève sur une douce journée ensoleillée. Un appel en visio avec mon fils. Chaque matin, café à la main porter un toast avec mon amoureux en se disant : “Je t’aime”. Ce soir papotage avec une amie.”
Bonne semaine, les copain·es.



