Se reconvertir dans le journalisme indépendant : « ne lâchez pas le morceau ! »
Entretien avec Tal Madesta, auteur de La Fin des monstres
J’avoue que j’ai été surprise.
Quand j’ai entamé La Fin des monstres, le dernier livre de Tal Madesta (éd. La Déferlante, 2023), je m’attendais à y trouver des développements politico-théoriques robustes, denses et habilement menés – c’était le souvenir que je gardais de son précédent essai, Désirer à tout prix (éd. Binge Audio, 2022).
Alors, c’est vrai que ce nouveau livre contient tout ça, mais j’y ai aussi et surtout rencontré d’autres qualités : beaucoup de poésie, d’amour et de délicatesse. Ça parle d’un parcours de transition et ça en parle d’une façon qui n’existe pas, ou si peu, dans les médias : comme du simple désir de vivre en paix et dans la joie.
(Avec de petites piques amicales à Paul B. Preciado en bonus, ce qui ne gâche rien.)
Je souhaite donc très fort qu’un maximum de gens lisent La Fin des monstres.
Achetez-le et faites-le tourner : il viendra émouvoir quelque chose en vous là où vous ne le cherchiez pas.
Comme ce livre m’a beaucoup plu et que Tal Madesta est à la fois auteur et journaliste indépendant, je me suis dit que ce serait intéressant de discuter avec lui de son rapport à l’écriture, avec un focus sur le versant matériel et concret de cette activité.
Tal a parlé en toute franchise de son parcours, de sa reconversion dans le journalisme indépendant et des défis qui se présentent à lui aujourd’hui.
Il donne aussi deux très bons conseils pour celleux qui penseraient à se lancer dans le même genre de carrière : si c’est votre cas, lisez absolument jusqu’au bout.
Quelle est ton histoire avec l’écriture ? Depuis quand écris-tu ?
Ouh là ! ça remonte à loin. J’ai eu beaucoup de journaux quand j’étais petit. J’écrivais mes émois d’ados, comme pas mal de gens. J’écrivais beaucoup de poésie aussi. Très tôt, j’ai utilisé l’écriture comme un exutoire par rapport aux violences que je vivais.
L’écriture dans un but professionnel, c’est venu plus tard. Mais c’est vrai aussi que, depuis que je suis enfant, je disais à ma mère que je trouverais un moyen d’écrire un jour, d’en faire mon métier.
C’est le militantisme qui m’a emmené vers l’écriture de façon plus professionnalisée.
J’étais dans les collages et j’écrivais des trucs théoriques et militants. On a commencé à me commander des trucs et j’ai pris toutes les opportunités pour me reconvertir. J’ai harcelé des rédacs pour qu’ils me prennent des papiers.
J’étais en CDD dans mon ancien boulot donc j’ai pu me lancer sur la partie journalisme à la fin du CDD. C’est une reconversion assez tardive finalement !
Ça, c’est pour l’écriture journalistique.
Les livres, c’est encore un autre format. Avec Désirer à tout prix j’étais dans l’essai, pour La Fin des monstres je livre un récit très personnel.
J’aime bien passer d’un type d’écriture à un autre, je m’amuse dans la multiplication des formats.
C’est assez impressionnant, je trouve ! Concrètement, comment tu t’organises pour écrire autant et sur autant de formats ?
Je suis taureau jusqu’à la moelle !
Je planifie de grosses sessions de travail. Je marche beaucoup au nombre de signes par jour, pas à la durée. Même si après je remanie, que les idées ne sont pas finales, ce système m’aide vraiment parce qu’il force la créativité.
Ça me permet d’éviter la page blanche. Je sais que je ne peux pas arrêter d’écrire tant que je n’ai pas ce nombre de signes.
Désirer à tout prix a nécessité six mois d’écriture. Pour La fin des monstres, j’avais deux mois seulement, donc j’ai dû m’astreindre à une discipline d’écriture très rigoureuse.
L’écriture journalistique obéit à une autre temporalité. C’est beaucoup plus chaotique !
J’ai souvent un seul jour pour faire les transcriptions et rendre l’article quand c’est un sujet d’actualité, je travaille souvent jusque tard le soir. On n’est pas sur un boulot de 9 à 17 heures !
Pour revenir sur tes livres, tu pourrais nous expliquer comment la publication s’est faite ?
Les deux livres sont des commandes.
Pour Désirer à tout prix, le livre est né d’une discussion dans le Cœur sur la table, le podcast de Victoire Tuaillon, très émouvante et intense. J’ai parlé de mon parcours, des violences que j’ai vécues et c’est Victoire qui m’a demandé si je voulais développer certaines idées en format livre. Evidemment j’ai dit oui.
Ensuite il y a eu un long processus de contractualisation. Il a fallu faire le plan, affiner la structure du livre…
Pour La fin des monstres, comme j’ai fait des chroniques pendant un an dans la revue La Déferlante, elles m’ont proposé de créer un livre à partir de ces chroniques quand elles ont lancé leur maison d’édition -- même si je ne m’exprime pas exactement de la même façon dans le livre et dans la revue.
Si je te pose des questions sur la publication, c’est parce que c’est souvent un gros enjeu pour les personnes qui écrivent : être publié·e, ne pas l’être, chez qui, sous quelles conditions…
Est-ce que c’était important pour toi d’accéder à la publication ? Comment tu as vécu ces commandes ?
Il y a une charge symbolique importante autour de l’objet livre. Publier un livre, ce n’est pas rien. Franchement, j’en suis fier.
Mais un format papier n’est pas intrinsèquement plus à valoriser qu’un autre, je crois – et parfois il est même inutile : sans citer de nom, il y a pléthore de livres qui sortent à partir de comptes Instagram à succès, sans forcément apporter de valeur ajoutée par rapport à ce qui est déjà en ligne.
Au-delà de la question symbolique, je crois qu’un livre permet deux choses importantes.
Déjà, il y a la question de la trace. Un livre, ça reste.
C’est pour ça que je fais de moins en moins de textes sur Insta : ça me soule de donner du travail gratuit à un satellite des GAFAM, d’écrire des storys éphémères, sur un compte qui peut sauter du jour au lendemain et qui est soumis à la censure.
Dans La Fin des monstres, je parle de la transphobie et de sa structure aujourd’hui en France, sur le plan juridique notamment : j’ai envie qu’on puisse y retourner. Dans le contexte médiatique actuel, qui est terrifiant pour les personnes trans, c’est important que ce texte ne puisse pas disparaitre comme ça.
Ensuite, un livre permet de toucher un public différent. Avec Désirer à tout prix, il y a un nombre incalculable de mamans qui m’ont écrit, pour me dire qu’elles ont un rapport à leur sexualité hyper traumatique, qu’elles se sentaient décalées ou anormales et que le livre les a aidées… ce public-là, je l’ai touché grâce à ce livre et c’est génial. Je n’aurais pas pu le faire juste en postant sur Insta, ou pas de la même manière.
Mais encore une fois, ça ne dit rien de la valeur intrinsèque du texte.
Être publié, c’est avant tout une chance énorme.
Justement, parlons de ta « chance ». Tu as publié deux livres sur commande, tu écris des chroniques dans une des principales revues féministes en France, tu collabores régulièrement avec Vogue…
Je pense que spontanément, beaucoup de gens pourraient penser que tu es très tranquille niveau finances.
Tu pourrais nous en dire plus sur tes sources de revenus ? Arrives-tu à vivre de ton écriture ?
Patreon, c’est ma principale source de revenus. C’est une plateforme sur laquelle les gens peuvent s’abonner et où j’essaie de proposer régulièrement des articles, du contenu de qualité et qu’on ne retrouvera pas ailleurs. Ça me demande beaucoup de travail. Et puis il y a la question du nombre d’abonné·es, qui tend à s’éroder avec le temps.
Les piges, c’est très mal payé. Par exemple, pour un papier récent, j’ai réalisé cinq interviews de spécialistes – ce qui implique un gros boulot de préparation, de retranscription, de sélection des bonnes parties, de contextualisation avec éléments et sources…
En moyenne, selon les formats et les rédactions, c’est payé 150 euros.
Ramené au temps de travail que ça exige, c’est ridicule. Si on inclut le temps administratif de démarchage, les papiers refusés, les relances de paiement : on effectue vraiment beaucoup de travail pour plein de petits montants, qu’on est censé cumuler.
Les livres, à moins d’être Amélie Nothomb, ce sont des revenus aléatoires et ponctuels, qui complètent une activité de travail à l'année. La première année, on touche un peu plus, puis les droits d’auteur chutent. Ou sinon il faut écrire tout le temps, mais on perd en qualité.
La dernière chose qui me permet de gagner ma vie, c’est ma participation à des tables rondes ou conférences. Je n’accepte plus du tout ce genre d’événement sans être rémunéré aujourd’hui.
Voila… J’essaie de combiner tout ça pour atteindre un salaire convenable. C’est le Tetris de l’argent !
En février, je n’ai pas eu d’autres revenus que ceux tirés de Patreon. Les mois plus fastes compensent d’autres. En août ou en décembre, c’est impossible de se faire de grosses sommes.
J’en suis au stade où je n’exclus pas de reprendre un petit job à côté pour m’assurer des revenus plus stables. Ma situation actuelle n’est pas du tout sécurisante. Hier j’ai bossé jusqu’à 23h, j’ai repris à 8 heures du matin…
Ça interroge sur l’économie de la presse. Les pigistes ont de moins en moins de commandes, les rédacs ont de moins en moins de budget, surtout pour les piges « société ».
Quand t’essaies de faire du contenu société engagé, c’est difficile car le sujet n’est pas hyper sexy pour les rédacs. Elles préfèrent les sujets pop culture.
Il faut bien comprendre que l’exposition du travail, la visibilité, la richesse du portfolio, tout ça peut être relativement décorrélé des revenus. Pour un mec trans, je suis en haut du panier et jamais de la vie je dirais que je suis précaire, mais pour vivre à Paris c’est limite.
Tu as plein d’expérience dans des domaines divers : journalisme indépendant, écriture d’essai, écriture militante…
Au regard de tout ce que tu as vécu, est-ce que tu aurais un conseil à donner à quelqu’un qui écrit, par exemple quelqu’un qui voudrait aussi se reconvertir dans le journalisme indépendant ?
Déjà, harceler les gens, ça marche.
Bon, on se comprend, ne faites pas du harcèlement moral !
Mais dans le cas précis du journalisme indépendant, il faut ne pas lâcher le morceau, envoyer des mails, relancer. Le sujet est refusé ? OK. On repropose autre chose. Au bout d’un moment, si on propose des sujets quali, ça finit par payer. Il ne faut pas se laisser décourager par les refus.
Aussi, sur la partie livres, je crois qu’il faut dire clairement que c’est très compliqué de se faire publier en envoyant un manuscrit comme ça. Donc si c’est important pour vous, n’hésitez pas à chercher des contacts directs, à passer par quelqu'un qui connait tel·le éditeur·ice personnellement, à demander des bourses d'écriture…
Et pour se faire du réseau, il faut être vraiment sympa avec les gens et s’intéresser réellement à leur travail. J’ai l'impression que j’ai réussi à former mon réseau journalistique en partie sur le fait que je cherche à construire une vraie relation aux gens avec qui je bosse. Ça me semble être la base pour avoir un échange sincère et donc de vrais projets communs. Ça change absolument tout d’avoir cette approche.
Je vois graviter dans nos cercles des gens hyper opportunistes, qui ne te parlent que pour avoir des opportunités pros. C’est pas fructueux, c’est pas long-termiste et c’est pas non plus une très belle vision des rapports humains !
Clair, franc et concret, j’adore !
Dernière question : cette newsletter s’appelle le grain. Ça t’évoque quoi ?
Je pense au grain à moudre, à la réflexion : le petit grain qui mouline dans la tête.
Merci beaucoup, Tal !
Conquis·e par la finesse d’analyse de Tal ? Vous pouvez vous abonner à son Patreon. Je fais partie de ses abonné·es et je peux attester de la grande qualité du contenu proposé.
Son dernier article, “Nos véritables ennemi·es ne sont pas les TERF”, m’a retourné le cerveau.
Vous pouvez aussi aller faire un tour sur son compte Instagram ou vous procurer son premier livre, Désirer à tout prix, sur l’injonction à la sexualité (éd. Binge Audio). Il est super.
Cet entretien s’inscrit dans une série d’interviews avec des auteurices que je respecte et que j’admire, pour discuter de l’écriture, en m’intéressant prioritairement aux conditions matérielles de production et de diffusion des œuvres.
Le but, c’est de vous (nous) donner l’envie et les outils pour commencer, ou poursuivre sur notre lancée.
Parce que je suis vraiment convaincue qu’on a tout intérêt à cesser de faire comme si les livres s’écrivaient et se publiaient tout seuls, par la seule grâce du Génie Littéraire.
Le premier entretien, avec Pauline Gonthier, autrice des Oiselles sauvages, est disponible ici.
Super interview 🔥
Merci beaucoup ! Super inspirant ! La fin des monstres est dans ma wishlist :)