Salut,
Aujourd’hui, on va parler de comment on devrait toutes apprendre à être plus insistantes.
On sait déjà qu’on a besoin de temps, d’entraînement, de persévérance pour acquérir un savoir-faire ou une façon d’être.
Si vous voulez apprendre à jouer du piano, vous commencerez par des morceaux simples et répétitifs, et vous devrez les pratiquer un grand nombre de fois pour gagner en fluidité.
Autre exemple : si vous avez envie de dormir à des horaires plus fixes, il faudra que vous vous y teniez un jour, puis deux, puis douze, puis mille, pour que l’effort se transforme une routine instinctive.
Vous devrez aussi – et c’est un point dont on parle nettement moins – surmonter le moment inéluctable où vous aurez rompu la promesse que vous aviez nouée avec vous-même.
Et savoir repartir du début, sans vous décourager.
C’est une évidence millénaire, récemment repackagée par le développement personnel nord-américain : avec un best-seller comme Atomic habits, de James Clear, on redécouvre que nous sommes des êtres faits de routines, de répétition, que nous évoluons dans le temps, qu’il n’y a pas de solution miracle à acheter mais des pratiques à assimiler et à intégrer.
Je trouve que c’est intéressant.
Aujourd’hui, cependant, mon propos ne porte pas exactement sur ça.
Je ne parle pas seulement de la répétition d’un même comportement pour nous-même, dans une situation d’apprentissage.
Je veux aussi évoquer la nécessité d’être insistantes quand nous espérons obtenir quelque chose du monde qui nous entoure.
Il y a quelques jours, la Global Sumud Flotilla est partie en direction de Gaza, moins de deux mois après qu’une autre flottille de soutien au peuple palestinien a été la cible d’attaques honteuses de la part d’Israël, dans une totale complaisance géopolitique et médiatique et alors que le gouvernement israélien poursuit sa politique génocidaire par une famine soigneusement organisée.
A première vue, ça peut paraître étrange, presque insensé : une autre flottille ? quand la première a été arrêtée net ? pourquoi y retourner ? pourquoi refaire le chemin ?
Je pense qu’il y a énormément de force dans le fait de reprendre, d’insister, d’y retourner, encore et encore.
Il y a de la valeur à recommencer exactement la même chose.
De la puissance dans l’entêtement.
D’ailleurs, c’est un reproche presque toujours fait aux dominé·es par les dominant·es : trop têtu·es ! trop borné·es !
Vous connaissez peut-être cette citation attribuée à Einstein : “la folie, c’est faire la même chose deux fois en s’attendant à un résultat différent” ?
Je ne sais pas qui a réellement dit ça, mais cette personne avait tort. La vie n’obéit pas aux mêmes lois qu’un théorème mathématique. Souvent, nous devons répéter la même expérience plusieurs fois pour obtenir des résultats différents.
Nous devons attaquer le mur plusieurs fois pour le fissurer.
Nous devons nous y heurter encore et encore, pour le faire enfin tomber.
Il y a d’abord une réalité bêtement probabiliste : si j’ai une chance sur mille de gagner à ce jeu, la probabilité que je gagne est plus élevée si je joue mille fois que si je joue une seule fois.
Il y a aussi l’effet de notre insistance : par le fait même de répéter notre action, même si elle a l’air infructueuse à première vue, nous modifions le champ politique, nous changeons la structure du monde.
Car par notre insistance, nous créons de la gêne pour le système, nous détournons ses ressources vers nous-même, nous l’obligeons à ce qu’il nous accorde son attention.
Un grain de sable, une fois, enraye la machine.
Un grain de sable, mille fois de suite, casse le mécanisme.
J’observe que beaucoup de femmes ont du mal à se saisir de cet outil.
Il faut dire que nous encourons un risque dès que nous insistons.
Une femme qui répète son propos, qui tient bon face à la contradiction, a vite fait d’être accusée d’hystérie et d’agressivité.
Peut-être aussi sommes-nous repoussées par la figure du mec toxique, de la personne harceleuse ?
Nous sommes bien placées pour savoir que l’insistance peut devenir vénéneuse.
Quand un type nous demande dix fois de suite notre numéro, ou essaie de nous embrasser à trois reprises, il sous-entend que notre “non” ne vaut pas grand-chose.
Et bien sûr, je ne vous conseille pas d’abuser de l’insistance dans un cadre interpersonnel.
Personnellement, une personne qui refuse d’entendre mes limites, c’est une personne qui ne me convient pas.
Mais les relations humaines sont aussi faites de friction et parfois, pour surmonter une passe difficile ou réussir à prendre enfin cette décision, il faut revenir à la charge plusieurs fois.
Surtout, face à l’asymétrie de pouvoir, l’insistance et la répétition forment d’excellentes stratégies.
C’est le conseil que je donne le plus souvent quand des copaines me parlent d’une situation injuste dans le cadre de leur emploi salarié – ce qui arrive extrêmement souvent, délices du marché du travail contemporain.
“Insiste, répète, montre-toi têtu·e et borné·e.
On t’a dit non une fois ? Repose la question, sur tous les tons.”
Je pense aussi au travail de la philosophe féministe Sara Ahmed sur les plaintes, que j’ai hâte de découvrir plus en détail.
Avez-vous déjà formulé une plainte à une institution qui vous a maltraité·e ?
Moi oui, et je peux vous dire qu’une fois ne suffit pas. Il faut revenir, répéter, insister, il faut être chiante.
Dans ses travaux précédents, Sara Ahmed met en valeur la figure de la féministe “rabat-joie” (killjoy en anglais). Celle qui casse l’ambiance en nommant les problèmes au lieu d’avaler des couleuvres en silence.
Moi, j’ai envie de parler de la “chieuse”. Celle qui répète la même question à chaque fois, un ton plus fort. Celle qui s’obstine. Celle qui fait mine de ne pas comprendre quand on lui montre la porte et qui reviendra.
Il y a évidemment de nombreuses exceptions et tout un tas de contre-arguments.
Parfois, c’est opportun de changer de stratégie, de ne pas s’épuiser dans une lutte vouée à l’échec. Parfois aussi, nous n’avons tout simplement pas les ressources pour revenir à la charge.
C’est vrai que l’insistance demande de l’énergie : ça fait partie des raisons pour lesquelles notre insistance doit être collective.
Je pense que dans notre immense majorité, nous avons été dressées à abandonner bien trop tôt, au lieu de nous entêter.
On est conditionnées à donner des victoires par forfait.
Alors soyons bornées. Soyons têtues. Soyons chiantes.
Et puisque le thème du jour porte sur l’insistance, je vais appliquer mes propres conseils et répéter une demande que je fais souvent.
Si ce texte vous a apporté matière à penser,
si cette infolettre vous donne accès à quelque chose que vous ne trouvez pas ailleurs,
alors je vous invite à prendre une souscription payante.
Je sais qu’on est anesthésié·es à force de lire partout des demandes de soutien, de don et d’achat.
Je vous promets : je sais. A moi aussi, ça me donne le tournis.
Il se trouve que ce genre de travail a besoin de vous pour exister.
C’est aussi simple que ça.
Peut-être que c’est la première fois que vous lisez cette invitation.
Peut-être que c’est la millième.
Je ne sais pas quelle sera la bonne pour lancer le déclic.
Je vous fais confiance pour savoir sauter le pas.
Du fond du cœur, un grand merci aux nombreuses personnes qui me soutiennent déjà.
Pour finir, une annonce : en ce moment, j’ai besoin de cultiver la joie.
La meilleure façon de le faire, pour moi, c’est d’écrire.
Alors chaque mardi, avant ou après la chronique du jour, je vous raconterai quelque chose, quelqu’un, un moment qui m’a fait du bien.
Pour ne pas rendre l’exercice artificiel, ce moment de joie n’aura pas forcément de lien avec ma chronique et ne sera pas forcément d’ordre directement politique.
(Enfin… Dès lors que vous lisez cette infolettre, je pense que je n’ai pas besoin de vous convaincre du fait que cultiver la joie dans un monde fasciste, c’est politique.)
Et ce qui serait vraiment super, c’est que vous aussi, vous me racontiez un moment de votre semaine qui vous a fait du bien dans les commentaires.
Ne vous mettez pas la pression : une ou deux phrases suffisent si vous n’avez pas beaucoup de temps.
Pour moi, la joie de la semaine, c’était :
Dans ce parc, avec ma bouteille de schorle, sur le banc.
Je ne sais même pas si ça mérite le nom de parc vraiment. Une sorte de petit square avec quatre arbres mal en point et pourtant j’aime cet endroit, à deux pas de l’endroit où je loue un bureau flottant, j’y viens souvent.
Goûter la paix d’être seule, les bulles de la limonade allemande brûlent ma langue et je transpire dans mon épais jean noir, celui que j’ai acheté en Australie, c’est peut-être un des derniers jours de l’année où il fait si chaud.
Je me dis : c’est la fin de l’été.
Je me dis : je vais bientôt avoir 35 ans.Berlin, c’est une ville où le temps est déstructuré, à Paris on sent très nettement les vagues de gens affluer et refluer en fonction des horaires de bureau, ici ce n’est pas le cas, plein de personnes dans la rue tout le temps et je les observe avec délectation. Leurs tenues, leurs façons de se mouvoir, ces deux jeunes filles qui se tiennent la main.
Une autre gorgée de schorle – après le sucre, très léger goût de vinaigre.
Ce matin, j’ai reçu deux coups de fil.
Le premier, une de mes plus vieilles amies, on se connaît depuis nos douze ans, on se rapproche et on s’éloigne en fonction des circonstances mais on ne se lâche jamais vraiment. Elle m’a raconté son boulot, les vacances avec un petit enfant, les ateliers créatifs queers auxquels elle prend le temps de participer malgré le nouveau taf et le nouveau bébé.
Le deuxième appel, c’était avec la personne qui partage ma vie, elle avait une nouvelle pas très rigolote à me donner. On a décidé d’en rire quand même. Je chéris ce rire, je chéris les plaisanteries idiotes qui nous ont fait glousser et derrière, un soupir.
Bientôt il faudra se relever, déposer la bouteille à un endroit où on la trouvera facilement, bientôt il faudra retourner travailler, bientôt il faudra réfléchir plus posément à cette nouvelle pas très rigolote, bientôt il faudra réécrire cette scène qui ne fonctionne pas dans le roman.
Mais là, tout de suite, je suis bien.
Je suis très bien, seule, avec mon schorle, sur le banc.
Je suis curieuse de lire vos moments de joie.
A la semaine prochaine, les copain·es.
Moment de joie : quand mes grands enfants se mettent à me raconter, dimanche midi, à table, leur vie, leurs avis, leur vécu. J'adore quand les conversations se lancent sur un sujet anodin qui devient un bel échange autre que quelque chose de purement fonctionnel (ce qui arrive souvent dans la parentalité). J'adore qu'ils grandissent et qu'on puisse échanger pleinement sur des tas de choses. Dans ces moments-là, je deviens consciente d'écouter et du moment que je vis, je savoure doublement en étant consciente de savourer. J'éprouve de la joie :)
Cette semaine j’étais épuisée, et je me suis couchée. Et c’était un délice de me rouler en boule sous la couette en écoutant la pluie tomber, en pleine journée, avec la ferme intention de rester là jusqu’à ce que la fatigue reflue.