“Sincèrement… T’en as pas marre ?”
On est assis en terrasse d’une franchise de cafés impersonnelle, à Mitte, pas loin du Humboldt Forum.
Il fait chaud et on discute à l’ombre des parasols, avec la paresse de vieux amis et la joie de personnes qui ne se voient pas souvent. Les guêpes tournoient autour de mon smoothie. Je panique, à moitié parce que j’ai peur qu’elles me piquent et à moitié parce qu’elles manquent de se noyer dans le liquide épais. Je ne veux pas qu’elles meurent.
Vite, couvrir le verre avec une coupelle.
Une fois éloignées les guêpes aventureuses, je prends le temps de réfléchir à ma réponse.
Est-ce que j’en ai marre ?
Mon ami parle de mon infolettre.
Il est surpris que je tienne le rythme d’une publication hebdomadaire depuis si longtemps. Que je ne me lasse pas de cet exercice.
Il a l’impression qu’à ma place, ça l'ennuierait. Qu’il finirait par abandonner.
Est-ce que j’en ai marre ?
La première réponse qui me vient c’est oui, bien sûr, certaines semaines j’ai plus de mal à écrire que d’autres, de temps en temps je me dis que je devrais tout arrêter. Comme toute contrainte choisie, à certains moments, une part de moi se révolte et veut faire l’école buissonnière.
Est-ce que j’en ai marre ?
Cette infolettre, c’est à la fois le point de départ et d’arrivée de milliers de conversations intéressantes.
C’est un engagement pris envers moi-même de rester intellectuellement éveillée, aux prises avec ce qui se passe dans le monde.
C’est aussi – bien sûr – un exercice d’écriture qui, je crois, m’a fait beaucoup progresser.
(Etrangement, l’infolettre est un format très peu prestigieux sur le plan littéraire. Les journalistes et les institutions qui décernent des bourses et des résidences ne veulent pas en entendre parler. Pourtant, écrire chaque semaine, c’est un entraînement à la fois intense et exigeant.)
Tout ça pour dire que : non, je n’en ai pas marre.
Pas marre du tout.
Par contre, souvent, il y a une autre émotion difficile qui m’envahit et m’englue :
Ecrire cette infolettre quand Gaza.
Parler de l’IA quand la police, à bout portant.
Publier un post sur ce roman de SF que j’ai adoré quand les continents de plastique.
Quand les enfants dans des décharges. Quand des femmes mégenrées, maltraitées, assassinées, et mégenrées encore, jusqu’après leur mort.
A quoi bon ?
Souvent m’étreint un intense sentiment d’absurdité.
Bien sûr, je ne peux pas centrer toute mon infolettre sur ces réalités.
Déjà parce que je ne tiendrai pas. Je me connais.
Ensuite car, d’expérience, beaucoup de personnes arrêteraient de me lire. Pour que mes posts sur Gaza soient lus, il faut qu’ils alternent avec d’autres, plus légers.
Et puis, je suis tout à fait consciente que l’équilibre du monde ne repose pas sur mes frêles épaules (ni sur les vôtres).
Je tiens une infolettre progressiste qui compte quelques milliers d’abonné·es. Ca s’arrête là. A priori, je ne vais pas régler le réchauffement climatique ou la transmisogynie à la force de mes petits bras pas si musclés.
Mais soyons honnêtes : est-ce que je pourrais faire plus ?
Assurément.
Ce qui me retient : mes angles morts, mon niveau d’énergie, ma fatigue cognitive, mes privilèges.
Alors je n’ai pas de réponse à ce dilemme et ce paradoxe.
Je suis convaincue de l’utilité de mon travail et tout aussi convaincue de son insuffisance manifeste.
Tout ce que je sais : il faut continuer de parler et de s’écouter.
Je vois beaucoup de gens, autour de moi, qui commencent à se résigner au silence. Qui ont de moins en moins envie de discuter politique. Ou alors seulement sur des sujets qu’ils peuvent tenir à bonne distance.
C’est compréhensible.
Le martèlement fasciste d’idées nauséabondes nous épuise. La malhonnêteté intellectuelle d’une grande partie du personnel politique nous dégoûte. L’absence de perspectives claires pour un futur désirable nous abat.
Quand on a manifesté deux fois, trois fois, dix fois, signé des pétitions, organisé des cagnottes, écrit des tribunes et que rien ne bouge, on peut avoir envie de se rouler en boule sur son canapé. Ce n’est peut-être pas noble, mais c’est humain.
Mais je crois qu’il faut continuer de discuter ensemble de ce qui nous anime et de ce qui nous inquiète.
Avec honnêteté. En prenant le temps de se renseigner. En se laissant de l’espace pour nuancer, changer d’avis, écouter les personnes concernées.
Sans se contenter des prises de position qui sont attendues de nous par notre milieu social.
Je crois aussi qu’il faut qu’on mette le plus d’énergie possible dans l’invention d’autres façons d’être, de dire et de faire que celles qui nous sont dictées par une société à bout de souffle.
Faire la critique de ce qui nous étouffe est nécessaire, mais ça ne nous aide pas beaucoup si on oublie de penser à quoi ressemblerait un monde où on pourrait respirer.
Construire un monde meilleur, ça commence comme tout le reste : par y penser et en discuter.
C’est à ça que sert le langage, je crois.
On est le 2 septembre. Pour beaucoup d’entre nous, c’est la reprise, la rentrée.
Mon intention pour cette période qui s’ouvre : qu’on continue de se parler des sujets difficiles, de réfléchir à un futur désirable, et de se soutenir.
C’est ce qui me pousse à vous écrire chaque mardi. Avec constance. Malgré l’absurdité.
Tout ce que nous disons, tout ce que nous pensons, tout ce que nous faisons ensemble sera à coup sûr insuffisant, incomplet, imparfait.
Et pourtant : nécessaire.
Bonne rentrée, les copain·es. Haut les cœurs.
Les guêpes sont venues aussi s'inviter dans notre été et comme Louise nous avons mis sous verre le temps d'un repas les intruses. Je n'aime pas tuer les insectes même si, ils me répugnent parfois. Je fais en sorte de toujours relâcher l'indésirable.
Marre, marre, marre ? Non pas vraiment. Dépitée, un peu triste, un peu angoissée... Pas de rentrée pour moi et pourtant une réminiscence de souvenirs est remontée à mon cerveau limbique. Le soleil a en partie effacé le voile de ces premiers jours stressants et j'ai pu apprécier de pouvoir me rendormir sans pression. Je suis à un âge ou je peux choisir sans chercher midi à quatorze heure. Je continue à travailler sur mes émotions et j'essaie d'éloigner les mauvaises ondes du monde. Je ne suis pas indifférente à la misère, à la guerre mais je ne peux pas absorber toute cette violence environnante, due à l'immensité des causes, surtout si je ne peux rien faire. La compassion n'est pas suffisante, je sais. Je pourrais dire que j'ai déjà donné mais ce qui est passé est passé. J'ai encore un peu de vie devant moi et ma mission n'est peut-être pas encore venue ? En attendant, j'essaie d'être là pour mes proches et je me ressource ce qui m'était impossible quand je travaillais.
En vieillissant je ressens une espèce de vacuité de la vie. Nous naissons, nous vivons, nous mourront, au même titre que les plantes, les insectes, les animaux. Nous sommes ni plus ni moins, seul notre pensée nous laisse croire, prétendre le contraire. Je me permets, enfin, de profiter.
Pourquoi j'ai attendu, limitée par mes croyances, mon manque d'assurance, me laissant guider par l'appréciation, le jugement des autres ? Je connais bien sûr une partie de la réponse. Comme tout un chacun, mes gênes, ma construction dans un environnement anxiogène ont influés sur mon devenir, et j'ai laissé faire persuadée que j'avais en main un jeu pourri et que je n'avais pas droit à grand chose dans cette existence. J'ai laissé faire par crainte, par une peur inconsidérée et je me suis perdue en chemin. Bref, vous aurez compris ! La loose ! Je ne veux pas avoir de regret, ils ne servent à rien, mon temps de rumination a été assez long et aujourd'hui je suis globalement sereine. Marre, Marre, marre ? Les deux pieds dans la mare, je retrouve l'enfant joyeuse et insouciante que je fus un instant.
Merci, vraiment, Louise de cet espace de nuance. Dans sa subtilité, il participe de mon propre éveil conscient de ses limites ; ça m'importe.