Le développement personnel, nouvel opium du peuple ?
Que cache ce mépris de bon ton envers les livres pratiques ?
Souvent, en interview ou en rencontres à propos de mon essai sur le lesbianisme, revient la même remarque, mi-figue mi-gênée : “c’est drôle, ne le prenez surtout pas mal, mais en vous lisant on a la sensation… que vous vous inspirez des codes du développement personnel”.
La personne exprimant ce commentaire se dandine alors avec inquiétude, guettant sur mon visage des signes d’offense, et se confond presque immédiatement en excuses.
“Mais enfin, bien sûr, je n’insinue pas que vous avez écrit du développement personnel ! loin de moi cette idée !”
Je suis touchée par le souci de préserver mon ego d’autrice, qui est (sans surprise) aussi surdimensionné que fragile.
Je m’avoue cependant ébahie que le développement personnel ait si mauvaise presse qu’on ne prononce son nom que du bout des lèvres.
Deux sortes de critiques reviennent tout le temps.
Côté pile, le développement personnel parait tout simplement bête, inepte, pas assez profond et littéraire.
Côté face, il est jugé comme un dangereux agent du capitalisme et du libéralisme, une sorte d’opium du peuple version XXIème siècle, qui empêcherait les gens de se mobiliser collectivement en leur faisant miroiter un bonheur individualiste.
Au total, chacun·e s’accorde à trouver ça ridicule et super cringe.
Pourtant, le développement personnel, ça plaît. C’est un fait.
Selon une enquête Ipsos de 2021 réalisée pour le Centre national du livre, la lecture en entier, de la première à la dernière page, a fortement progressé pour les genres “utilitaires” que sont les livres pratiques, les livres scientifiques ou les livres sur le développement personnel.
Toujours selon cette étude, le développement personnel fait partie des genres les plus lus, avant la bande dessinée et avant les essais politiques et philosophiques.
Bref : beaucoup de gens lisent du développement personnel, mais personne ne l’admet. C’est louche, non ?
Quand tout le monde prétend tout haut détester un truc que beaucoup de gens font tout bas, c’est souvent qu’il y a anguille sous roche.
Je trouve intéressant qu’il soit de bon ton de mépriser ces ouvrages, ceux qui les écrivent et surtout… celles qui les lisent. Parce que oui, ce sont souvent des femmes.
Ça me rappelle la façon dont, au XVIIe siècle, les intellos bien-comme-il-faut détestaient les romans, accusés de corrompre l'âme et les mœurs et de dégrader la “vraie littérature", puisqu’ils plaisaient… aux meufs (et aux mecs “efféminés”).
Jugez par vous-même : “Il faut considérer quelles personnes ce sont qui prisent le plus les romans ; on verra que ce sont les femmes et les filles, et les hommes de la cour et du monde, soit qu’ils soient gens d’épée, ou que leur oisiveté les fasse plaire aux vanités du siècle.” (Charles Sorel, De la Connaissance des bons livres, 1671 ).
Aujourd’hui, le même type d’intellos s’accorde à reconnaître que le roman a été l’un des genres littéraires les plus populaires et les plus féconds sur le plan artistique de la période contemporaine, sans doute “le” genre littéraire du XXe siècle.
Je ne sais pas si les “livres pratiques” auront le même type de postérité, mais l’histoire littéraire nous incite à la prudence quant aux idées toutes faites sur ce qui constitue de la littérature valable et ce qui doit aller au pilon.
Alors OK : souvent, le développement personnel c’est un pansement individualiste sur une jambe gangrenée par le capitalisme et le patriarcat.
Parfois c’est mal écrit, parfois c’est sensationnaliste, parfois c’est juste complètement con.
Mais c’est le cas pour tous les secteurs de la littérature !
Pour reprendre l’exemple du roman, il est manifeste qu’il existe des romans merdiques, et pourtant on ne jette pas l'intégralité du genre à la poubelle. Idem pour les livres pratiques et le développement personnel : certains ouvrages sont totalement nazes, certes, mais d’autres sont utiles.
Par exemple, où classe-t-on les bouquins de vulgarisation psychologique ?
A mon sens, ils font indéniablement partie des “livres pratiques” que tout le monde décrie. Et pourtant, je trouve ça difficile de soutenir qu’ils sont forcément néfastes.
Oui, c’est vrai : plutôt que de se fader un bouquin intitulé "Apprendre à vivre avec le stress” dont la couverture a été dessinée sur WordArt en 2003, il serait préférable de suivre une thérapie encadrée par les meilleures spécialistes.
Mais vous savez quoi ? L’option thérapie est totalement inaccessible à plein de gens, pour des raisons de coûts, de localisation géographique, de pratiques culturelles et sociales.
Au fond, l’acte qui sous-tend la lecture d’un bouquin de développement personnel est assez beau : c’est dire je ne sais pas m’y prendre, je suis perdue, et chercher dans une forme de rapport à l’autre (médié par le livre) des solutions à ses problèmes. J’y vois un bel acte d’humilité. En anglais, ça s’appelle self help et c’est un gros contresens vu que précisément, on cherche de l’aide auprès de quelqu’un.
A choisir entre se morfondre dans son mal-être ou aller chercher dans un livre accessible des réponses à ses questions, je trouve qu’il n’y a pas à hésiter.
Quant aux critiques de gauche sur le mode “le développement personnel nuit au militantisme”, je les trouve tout simplement paternalistes et méprisantes.
Elles se déclinent sur deux modes.
Première variation : le développement personnel empêche les gens de consacrer de l’énergie aux combats collectifs.
En d’autres termes : “soit on milite pour un monde meilleur, soit on essaie d’aller mieux”.
What ?! Et pourquoi pas les deux ?
Il me paraît absurde de supposer que les gens qui lisent du développement personnel ne sont pas capables d’allier une envie d’aller mieux pour eux-mêmes, à court terme, et une analyse politique plus globale et collective de leur situation.
Pour reprendre l’exemple utilisé plus haut, on peut à la fois chercher des stratégies pour mieux vivre avec son anxiété au niveau individuel et reconnaître que cette anxiété est le produit, pour partie, d’oppressions systémiques contre lesquelles la lutte ne peut être que collective.
Outre leur côté paternaliste, je vois dans ces critiques une résurgence de la vieille croyance selon laquelle on doit choisir entre soi et les autres. C’est une idée qui arrange bien le capitalisme et les tenants du statu quo, vu que très peu de personnes sont follement enthousiastes à l'idée de troquer leur bien-être immédiat contre l’incertitude des combats collectifs.
Les deux niveaux ne s’annulent pas nécessairement l’un l’autre : ils se complètent.
Deuxième variation : le fait même de considérer son bien-être comme une ressource à optimiser est le produit d’une vision capitaliste de l’existence qui, par définition, nous aliène en prétendant nous faire du bien.
Cet argument, développé par exemple dans l’essai Happycratie d’Eva Illouz et Edgar Cabanas, me parait plus intéressant et plus subtil.
Il dépasse d’ailleurs le strict cadre du développement personnel pour remettre en cause la recherche même du bonheur… mais je trouve aussi qu’il opère sur la base d’un élitisme intellectuel et, pour tout dire, d’une mauvaise foi qui discréditent le propos.
Oui, le développement personnel utilise un vocabulaire souvent imprégné de l’idéologie capitaliste. Pas toujours, mais souvent.
Néanmoins, prétendre que la quête d’un sens, la recherche d’une vie juste, bonne et heureuse ne sont que des produits de cette idéologie me parait 1. factuellement faux 2. politiquement dangereux.
Factuellement faux : l’histoire de la philosophie (et des religions) regorge littéralement de textes sur “comment vivre sa vie”. Cette question, qui naît de notre incapacité collective à gambader dans les champs avec insouciance et joie, dépasse largement le capitalisme. Elle le précède et lui succédera. On ne peut pas juste l’ignorer ou prétendre que la révolution socialiste la réglera. Notre insatisfaction de base avec l’existence est, à mon sens, l’un des éléments de la condition humaine.
Politiquement dangereux : si, pour être anticapitaliste, il faut avoir renoncé à tenter de se bâtir une vie joyeuse avec les outils qu’on a sous la main - et dont le développement personnel peut faire partie — je pense que nos rangs vont être assez dispersés.
Depuis la gauche a fait le deuil de la quête du bonheur ? Depuis quand notre combat n’est-il pas justement d’améliorer nos conditions de vie, d’aller vers un peu plus de liberté et de joie ?
D’ailleurs, parmi les personnes qui clament que chercher à aller mieux en lisant des bouquins nous condamne à une vie d’aliénation, je serais très curieuse de savoir combien suivent une psychanalyse ? Je serais prête à parier que nombre des intellectuel·les qui pontifient sur l’aliénation liée à la recherche du bonheur, et à la connaissance de soi, s’y adonnent en réalité… Mais dans des cadres plus bourgeois et mieux socialement acceptés que celui du développement personnel.
On peut remettre en cause les mots, le vocabulaire, les méthodes.
Mais prétendre qu’il faudrait juste arrêter d’essayer d’être heureux·se me parait une position intenable, et souvent hypocrite.
Cela ne veut pas dire qu’il faut laisser son esprit critique aux vestiaires quand on lit ce genre d’ouvrage, évidemment - pas plus avec le développement personnel qu’avec aucun autre type de texte.
On peut et on doit garder du recul, croiser les approches, rester attentive aux contradictions, aux pseudo-sciences, aux discours fantaisistes voire réactionnaires qui se camouflent sous des atours bienveillants.
Ce n’est pas parce que Bidule prétend que je dois nettoyer mon aura énergétique en brûlant de l’encens que je suis obligée de courir appliquer ses bons conseils. De la même façon que ce n’est pas parce que j’aime tel personnage de roman que je ne dois pas rester vigilant·e face au sous-texte raciste que l’intrigue peut porter, par exemple.
J’entends que l’on souhaite protéger la littérature d’une approche utilitariste et mercantile et je comprends tout à fait qu’on ressente de la répulsion envers certains titres de développement personnel, du genre « Comment devenir la mégaboss de ta super vie » …
(ce livre existe VRAIMENT)
(oui, je sais)
(si vous êtes intrigué·es, cette critique de 20 minutes m’a beaucoup fait rire)
… Mais je crois que l’on aurait intérêt, aussi, à admettre que c’est un secteur du livre qui répond à un besoin qui n’a rien de risible, et que ce besoin sous-tend bien d’autres genres littéraires, quoique de façon plus subtile.
Si l’on se préoccupe, à juste titre je crois, de la faible qualité des titres les plus vendus en matière de développement personnel, si l’on s'inquiète de la façon dont les pseudos sciences envahissent ce terrain, alors le mépris ne suffit pas.
(Le mépris ne suffit jamais, en fait.)
Il faudrait essayer de proposer une autre littérature pratique. Un autre genre de développement personnel.
On devrait prendre au sérieux les questions qui mènent les gens à acheter ces bouquins que l’on dénigre, et y apporter des réponses différentes. Plus justes et plus honnêtes.
Mais ça implique de sortir du surplomb de la posture critique pour se faire force de proposition. C'est-à-dire que ça nécessite, comme le disait justement Nathalie Sejean, de se mettre en risque.
Je comprends que ce ne soit pas forcément très tentant.
Pour ma part, j’ai écrit un livre à mi-chemin entre l’essai et le développement personnel, en assumant le mépris semi-dissimulé que ce choix me vaut de la part de certaines personnes.
Parce que j’aimerais que l’on reconnaisse que nous ne sommes pas de purs êtres de lumière aux préoccupations exclusivement intellectuelles et éthérées.
Quand on se pose des questions sur sa sexualité, parfois, c’est de repères pratico-pratiques dont on a besoin.
Pourquoi les livres ne pourraient-ils pas jouer, aussi, ce rôle-là ?
Dans le prochain article, je vous présenterai trois bouquins qui relèvent à mon sens du développement personnel (dans sa version féministe, anticapitaliste et maline) que je vous recommande chaudement d’ajouter à votre bibliothèque.
Hello, pour répondre à ta question de conseil de bouquin : une seconde vie de François Jullien. Et je recommanderai pour une raison simple : ce n'est pas un bouquin de "développement personnel", il n'a pas de couverture fancy, l'auteur est un philosophe à la croisée de plusieurs chemins, il n'est pas particulièrement mainstream... et pourtant il aide, donne des pistes pour traverser cette fameuse période de la crise/remise en question de la quarantaine.
Quand j'ai lu ta Newsletter, j'ai trouvé la démarche au debut un peu enfoncage de porte ouverte. Et pis, comme souvent la subtilité se glisse entre les paragraphes. Je crois que certains bouquins de "développement perso" peuvent être dangereux et que leur visiblisation à la sauce "easy reading" est dangereuse. Je suis tout à fait pour la vulgarisation comme porte d'entrée vers la compréhension. Mais bcp de ces bouquins donnent faussement des clés de vie et tout le monde n'est pas armé pour prendre du recul. Surtout quand tu vas pas bien et que tu espères trouver une solution rapide.
Je comprends ton axe de défense (et oui le côté moralisateur bien/mal de la gauche). Effectivement, pour moi ton article appelle une suite. Ce qui me gêne dans le discours de certains/bcp de ces bouquins est souvent le même axiome : aller mieux/trouver des solutions sans faire trop d'efforts. On te vend du "rêve" et t'as dépenser 20 balles pour un placebo. Ce qui m'intéresserait pour reprendre ton ex. : la proportion des lecteurs/lectrices angoissé.es qui sont allé.es consulter un psy après avoir lu un "ces femmes qui pensent trop" (titre veridique).
Voilou !
Merci pour toutes les réflexions ouvertes dans ton texte !
J’avais commencé The 4-hour workweek et je me suis arrêtée au bout de quelques chapitres tellement son auteur me paraissait paternaliste et déconnecté de la réalité.
Sinon il y a une dizaine d’années j’ai eu une grosse phase Accords Tolteques et essais sur les relations et la sexualité (pourquoi ça casse alors que ça pourrait marcher, femme désirée femme désirante), et j’ai lu quelques romans de Laurent Gounelle qui sont souvent construits autour d’un message self help. J’en suis un peu revenue, notamment à cause de l’angle assez essentialiste et complètement hetero-centré de ces textes… Mais je ne peux pas nier qu’au moment où je les ai lus, ils m’ont énormément aidée. Et je crois qu’au delà même d’y trouver une réponse magique à tous mes problèmes, c’est avant tout de me reconnaître dans ces livres, de voir mon mal être sur différents sujets décrit noir sur blanc et donc potentiellement explicable / guérissable qui m’avait apporté un grand soulagement.
C’est d’autant plus important du coup que les textes de ce genre continuent à exister et soient écrits par des auteur.ices aux identités et aux parcours variés, et dont les propos résonneront avec de plus en plus de monde.
Bravo pour ton travail ! :)