Les violences conjugales, un truc d'hétéros ?
Aller au-delà des fausses évidences.
Il y a quelques années, je croyais, intuitivement, que les violences conjugales ne concernaient pas les personnes en couple lesbien.
Biberonnée d’une vision (somme toute patriarcale !) selon laquelle les femmes sont des êtres plus doux et plus purs que les hommes, et connaissant les chiffres sur les violences sexistes et sexuelles qui montrent sans ambiguïté la proportion écrasante d’hommes agresseurs et de femmes victimes, j’ai pensé que deux femmes ensemble, ça voulait dire zéro violence.
Bon.
On ne va pas y aller par quatre chemins : j’ai eu tort.
J’ai commencé à capter que je me plantais en lisant des témoignages sur Instagram.
Presque les mêmes mots, à chaque fois : des femmes disaient qu’elles avaient vécu des violences en couple lesbien, que ces abus avaient été activement invisibilisés ou minimisés par leurs ami·es queers et qu’elles ne voulaient ou ne pouvaient pas expliquer leurs difficultés à des hétéros, par peur de nourrir la lesbophobie.
Un jour, ces mots se sont déplacés des posts Instagram vers mes messages WhatsApp.
Une connaissance berlinoise avait enfin réussi à poser le mot d’abus sur ce qu’elle avait vécu avec son exe, qui continuait de la harceler en tentant d’obtenir ses nouvelles coordonnées, et me demandait de ne surtout pas donner d’informations sur elle si cette femme me contactait.
Ces textos en rafale, venant d’une personne que je connaissais habituellement comme une femme rayonnante et solide, traduisaient une panique et une détresse que je ne suis pas prête d’oublier.
A la suite de tout cela, j’ai ajouté un court chapitre sur les violences conjugales au sein des couples lesbiens dans Comment devenir lesbienne en 10 étapes (intitulé : “Et si ça se passe mal avec ma copine ?”).
J’y indiquais aux lecteurices que les violences au sein des couples lesbiens existaient et qu’en cas de souci, il fallait essayer de trouver de l’aide. Ça me paraissait le plus urgent et le plus essentiel à faire savoir.
Mais aujourd’hui, je crois que cette mise en garde générale et universelle passait à côté d’un point essentiel : les rapports de domination au sein du couple.
Je veux dire par là : les violences conjugales ne surviennent pas de façon totalement aléatoire.
Les femmes bisexuelles, les femmes transgenres, les femmes racisées risquent davantage de subir des violences au sein d’un couple lesbien.
Je ne dispose malheureusement pas de chiffres solides pour appuyer mes propos, par manque d’enquêtes de grande ampleur portant spécifiquement sur les personnes en couple saphique. Je m’appuie seulement sur ce que j’ai pu observer en fréquentant des milieux lesbiens depuis plusieurs années, et sur les récits que je lis sur le sujet.
Aussi, voici mon addendum :
si vous êtes une femme bisexuelle, transgenre, handicapée ou racisée, c’est important et nécessaire d’être particulièrement vigilante face au risque de violences au sein d’un couple lesbien, de vous entourer de personnes de confiance et de demander rapidement de l’aide en cas de besoin.
Sur le sujet spécifique de la biphobie, je vous conseille de lire sur Patreon les articles de Floralie Resa, qui a aussi un compte Instagram. Si vous êtes une femme bisexuelle, ou une femme en couple avec une personne bisexuelle, je vous recommande fortement de la suivre. Elle propose un mélange d’analyses sourcées et de conseils pratiques, toujours intéressants et nuancés.
Vous pouvez aussi suivre le compte violences_en_milieu_queer, tenu par une personne concernée.
Tout ceci étant dit, j’aimerais finir en tentant de répondre à la question que vous vous posez peut-être :
“Mais alors, les femmes en couple lesbien sont-elles violentes exactement comme les hommes hétéros ?
Le patriarcat n’aurait-il donc aucune influence sur les violences subies au sein du couple ?”
Encore une fois, peu d’études sérieuses traitent ce sujet, mais je voudrais partager avec vous les résultats d’un papier de 2022 portant sur la comparaison qualitative des violences conjugales exercées sur des femmes selon que l’agresseur·euse est un homme ou une femme.
Je vous en recommande très vivement la lecture si vous avez l’habitude de ce genre d’articles académiques – il est intéressant, quoiqu’assez long et austère.
En s’appuyant sur l’enquête Virage, de l’Institut national des études démographiques, la chercheuse établit d’abord des “configurations de violences conjugales”, c’est-à-dire les différents types de violences qui peuvent s’exercer : par exemple, violences essentiellement psychologiques, coups, violences sexuelles… Puis elle étudie la prévalence de ces différentes configurations en fonction du genre du partenaire.
Résultat ?
“Les violences conjugales subies par les femmes ne sont pas les mêmes selon qu’elles proviennent d’un conjoint ou d’une conjointe”.
Celles infligées par des femmes sont moins souvent corporelles, et lorsqu’elles le sont, les faits sont surtout de basse intensité : la moitié des violences conjugales par des femmes sur des femmes relèvent du contrôle non coercitif, et il s’agit pour un quart de de violences conjugales situationnelles physiques de basse intensité.
En revanche, la part des configurations sévères (violences physiques très importantes et fréquentes associée à des violences psychologiques et sexuelles) est plus importante quand les hommes sont les auteurs des violences. Enfin, les configurations de violences sexuelles sont deux fois plus fréquentes dans les couples hétéros que dans les couples de femmes.
En gros, les femmes en couple avec une femme violent et tuent moins souvent leur partenaire que les hommes en couple avec une femme.
Leurs abus sont plus souvent psychologiques et/ou de basse intensité sur le plan physique.
Je trouve que ça vaut la peine de le garder en tête.
Pas pour minimiser les violences vécues par les femmes en couple lesbien : les violences psychologiques restent des violences, qui dégradent durablement la santé mentale et physique des victimes.
Au contraire, cette étude me parait intéressante parce qu’elle montre que, pour proposer une prise en charge et des solutions adaptées aux femmes qui subissent des abus en couple avec une autre femme, il faudrait sans doute élargir ce qu’on a l’habitude d’imaginer quand on pense à des violences conjugales : pas seulement des coups et blessures d’une extrême gravité, même si ceux-ci peuvent aussi survenir.
Et ça, élargir notre compréhension des violences conjugales, ce serait mieux pour toutes les femmes.
Qu’elles soient en couple lesbien ou pas.
Cet article fait partie d’une série sur le lesbianisme, plus précisément sur des points que je tiens à nuancer par rapport à ce que j’ai pu dire ou écrire dans le passé, sur Instagram, dans cette newsletter ou dans mon livre sur le sujet.
Voici les autres sujets de la série — sur lesquels, après avoir réfléchi, j’ai changé d’idée :
la portée politique du lesbianisme : révolutionnaire ou pas tellement ?
“Rejoindre la communauté queer”, ça veut dire quoi, concrètement ?
Merci d’aborder ce sujet super important. En tant que victime de “violence conjugale” de la part de mon père quand j’étais enfant et témoin de ces mêmes violences physiques et psychologiques sur ma mère, j’ai toujours cru que seuls les hommes en étaient capable.
Et puis ensuite plus tard, dans la vingtaine j’ai malheureusement connu deux lesbiennes qui sont toujours ou étaient dans des relations abusives avec des femmes (je ne suis plus en contact avec elles). Je ne vais pas entrer dans les détails mais je pense que c’est tellement important d’en parler pour qu’on puisse se protéger et s’entre aider. Il me semble que l’on soit lesbienne, bi, pan, hétéro, etc, on est tous•tes directement ou non plus ou moins sujet•tes ou témoins à des violences et des abus psychologiques et/ou physiques perpétués de générations en générations. En parler et visibilité ces problèmes, c’est changer les règles et trouver des solutions plutôt que de faire semblant que ça n’existe pas. Merci encore d’en parler 🙌🏻🔥💜
Et bienvenu•e au pays merveilleux des chats!