Depuis quelques mois, je ne porte plus qu’une seule paire de chaussures : celles-ci.
Des chaussures de rando, donc.
On notera qu’elles s’approchent un peu des Salomon sur lesquelles ont jeté leur dévolu tous les hipsters de la terre, mais c’est la version…
Mmmh. Comment dire ?
Moche.
Même quand j’arbore une tenue soigneusement choisie oh-là-là, j’enfile ces chaussures et bam, mon style est ruiné.
Malgré ma vanité (immense)(sérieusement),
malgré ma vie citadine qui inclut un total de zéro trek par mois,
je les ai toujours aux pieds.
(Sauf quand il fait 45 degrés et que je consens exceptionnellement à enfiler des Birkenstock – je sais, je sais, trop de sexiness.)
Parce que ces chaussures de rando sont confortables, et qu’elles me permettent d’aller où je veux.
Quand il s’agit de lutter collectivement contre l’IA, j’ai une proposition à vous faire qui est un peu l’équivalent de ces chaussures de rando :
démodée, pas ultra-affriolante, mais qui remplit sa fonction.
Je parle bien sûr de : légiférer.
Mais oui !
Légiférer.
Créer un encadrement normatif pour toute cette affaire, qui flotte pour l’instant dans un flou très peu artistique.
Je suis surprise que cette simple idée soit si peu débattue en ce moment.
Je pense que vous serez d’accord pour reconnaître que les débats sur l’IA ne manquent pas. Vous êtes même plusieurs à m’avoir dit que vous ressentiez un certain ras-le-bol de tout ce blabla.
Et pourtant, dans ces nombreuses discussions, la question de l’encadrement juridique est très souvent absente.
On passe énormément de temps à se demander si notre usage personnel est éthique ou non, pas mal de temps aussi à critiquer Micheline parce qu’elle n’est pas d’accord avec nous, mais on met nettement moins d’énergie à imaginer un encadrement normatif strict de cet outil.
Alors que légiférer : ça marche.
Les entreprises qui créent ces modèles et celles qui les utilisent de façon intensive sont assez grandes et assez visibles pour avoir une obligation réelle de rester dans les clous d’un point de vue réglementaire.
Le fonctionnement technique de l’IA générative présente de la complexité, mais l’encadrement de son usage est tout à fait à notre portée — de la même façon qu’il n’y a pas besoin de comprendre les détails du fonctionnement d’un fusil d’assaut pour se dire que peut-être ce truc ne devrait pas être en vente libre.
Alors certes, on a déjà un règlement européen qui sera pleinement applicable à partir de 2026.
Pour info, un règlement européen s'applique immédiatement dans tous les États membres, sans nécessiter de transposition en droit national.
(Son doux et délicat petit nom, c’est le règlement 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle, paru au Journal officiel de l'Union européenne du 12 juillet 2024.)
Ce règlement, c’est mieux que rien.
Il interdit les usages les plus horriblement antidémocratiques et inhumains des IA – par exemple, le fait d’utiliser des IA pour prédire le risque qu’une personne commette une infraction pénale. YOUHOU.
En résumé : on est contents qu’il existe, mais on ne peut absolument pas s’arrêter là.
D’après ce que j’en comprends, les Etats membres de l’UE pourraient tout à fait voter des lois sur l’IA – ces lois nationales ne peuvent pas entrer en contradiction avec le règlement, mais si elles ajoutent d’autres règles, il n’y a pas de problème.
Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Quelques idées comme ça :
(elles me paraissent super basiques et constitueraient pourtant déjà une avancée notable)
1. que toute image ou tout texte ayant été conçu avec l’IA et faisant l’objet d’un usage commercial doive être explicitement annoncé comme tel par une mention “produit avec l’IA”.
Cette idée n’a rien de spécialement révolutionnaire, elle s’inspire de ce qui existe déjà pour les photos retouchées, qui doivent être signalées.
D’après l’article L. 2133-2 du code de la santé publique, “les photographies à usage commercial de mannequins (...) dont l'apparence corporelle a été modifiée par un logiciel de traitement d'image afin d'affiner ou d'épaissir la silhouette du mannequin doivent être accompagnées de la mention : "Photographie retouchée" ”.
Dans le règlement européen dont je vous ai parlé, il est prévu que les fournisseurs d’IA intègrent une sorte de filigrane numérique à tout ce qui est produit par leurs modèles.
C’est super pour contrer la désinformation — l’objectif du filigrane, c’est que quand une vidéo deepfake circule, on puisse la débunker et ne pas déclencher une troisième guerre mondiale pour rien.
En revanche, ça ne répond pas à un besoin de transparence pour le grand public pour des images ou des textes banals : si je copie-colle un texte produit depuis chatGPT et que je change trois mots, ce filigrane ne sert à rien.
2. que pour tout logiciel ou toute application dont l’objet principal n’est pas l’utilisation de l’IA, on ait une option “sans IA” qu’on puisse facilement cocher ou décocher.
Pour éviter que nos outils habituels se retrouvent remplis d’IA sans qu’on ait aucun contrôle dessus.
De la même façon qu’on peut refuser qu’une appli random ait accès à toutes nos photos, on devrait pouvoir refuser qu’une appli dont ce n’est pas la fonction nous oblige à nous servir de l’IA ou de certains types d’IA (en particulier les IA génératives).
3. Que l’utilisation d'œuvres protégées par le droit d’auteur ne soit pas permise pour entraîner les modèles, ou alors permise uniquement en contrepartie d’une compensation très substantielle aux ayants-droits.
Car on sait que les IA sont entraînées sur des œuvres protégées par le droit d’auteur, dont beaucoup ont été piratées (!!), mais il n’y a pas encore de cadre juridique clair pour dire que ça n’est pas légal.
Bon. Je me dois d’être honnête : des 3 propositions, c’est celle qui me paraît la plus compliquée à mettre en œuvre (vu qu’a priori OpenAI ne va pas se mettre à faire des virements à chaque personne qui écrit des bidules sur Internet).
Mais je suis sûre qu’il se trouve quelque part des fonctionnaires très brillant·es capables de rédiger un truc aux petits oignons si on leur demande de s’y atteler.
Si ces pistes me sont venues en 20 minutes toute seule, je suis sûre qu’on pourrait assez facilement imaginer des trucs beaucoup mieux si on s’y mettait à plusieurs.
Alors bien sûr, il y a les gens qui vont hurler à la mort en sanglotant qu’on assassine la compétitivité des entreprises, mais bon.
Leur position est hypocrite, vu que l’objectif n’est pas d’interdire l’utilisation de l’IA, ni même de la taxer, juste de remettre un chouïa de transparence.
Ajouter une mention “tous nos contenus sont faits avec l’IA”, ça ne coûte pas cher et personnellement c’est une info qui m’importe beaucoup au moment de choisir où je fais mes achats.
Laissons donc les amoureux de la compétitivitéééééé se griffer le visage de leur côté.
Il y a eu des petites propositions de loi de ci de là dans les dernières années, mais rien de foufou et surtout, à ma connaissance, rien qui a dépassé le stade du dépôt et du renvoi en commission.
C’est-à-dire qu’on est encore à des années-lumières d’une adoption.
Pour qu’une proposition de loi avance, il faudrait qu’elle bénéficie d’une “niche parlementaire” c’est-à-dire d’un temps de discussion qui n’est pas dédié aux projets de loi du Gouvernement, mais aux propositions faites par les député·es.
(Petit rappel :
projet de loi = loi écrite et portée par le Gouvernement,
proposition de loi = loi écrite et portée par des député·es ou des sénateur·ices.
Aujourd’hui, 95% du corpus législatif résulte de projets de loi du Gouvernement, statistique au doigt mouillé.)
Or ces niches sont maigrichonnes et les inscriptions, très convoitées.
Ce que je vous propose donc, c’est d’écrire à votre représentant national, c’est-à-dire à votre député·e si vous êtes en France.
L’objectif, c’est d’allumer un petit feu sous leurs petites fesses, et de leur faire comprendre qu’on veut que ça bouge, et pas dans 10 ans.
J’ai même rédigé un petit message type si vous avez la flemme de partir de zéro.
Il n’y a qu’à copier coller et ajuster la formule de titre et la signature. Bien sûr, on peut certainement faire mieux, n’hésitez pas à modifier comme vous le souhaitez.
Je dois vous avouer un truc : je suis un peu stressée de vous faire cette proposition.
Je ne suis pas une experte du sujet, je n’ai pas passé 107 ans à étudier la législation déjà existante, il y a une petite voix dans ma tête qui me rabroue “mais tu prends trop la confiance en fait !”.
Néanmoins.
Je me suis dit qu’il valait mieux agir que de ne rien faire par peur de ne pas être parfaite.
Si vous êtes calé·e sur le sujet et que cet article ou le projet d’email comporte des imprécisions, complétez en commentaire, qu’on devienne collectivement plus intelligent·es :)
Et si vous êtes, comme moi, un peu stressé·e…
Ne sous-estimez pas le pouvoir que vous avez.
Les député·es étant élu·es au scrutin direct, ils et elles ont une conscience très aigüe du fait que leur poste dépend du fait que les électeurices de leur circonscription sont globalement OK avec leur taf.
Et ils et elles lisent leurs emails (enfin, leurs assistant·es le font, mais vous comprenez l’idée).
Vous trouverez la liste de vos député·es français·es ici et le template de message là.
(Et si vous ne votez pas en France, peut-être que vous pouvez faire un truc du même genre là où vous votez ?)
Un copier-coller et zou ! vous avez fait votre bonne action de la journée.
Rejoignez-moi dans le camp des chaussures de rando.
Cet article clôt cette série sur l’IA.
On a vu ensemble :
Pourquoi le boycott de l’IA ne fonctionne pas (pour l’instant)
Qui est vraiment derrière l’IA ? Pourquoi autant d’argent est-il investi dans cette technologie ?
Que faire face aux personnes qui utilisent l’IA pour créer des images, au détriment des artistes ?
Comment savoir si ce que vous lisez a été écrit par chatGPT (à votre insu)
Confession intime : je vous raconte tout sur la façon dont j’utilise l’IA générative + une charte IA à laquelle je m’engage dans le cadre de cette infolettre
Face au raz-de-marée qu’on subit, que peut-on faire pour lutter activement et collectivement ? — l’article du jour
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P.-S. : Au fait ! On m’a parlé d’une asso qui porte un atelier de sensibilisation à l’IA qui a l’air marrant : ça s’appelle “La bataille de l’IA” et si vous voulez jeter un oeil, c’est par ici.
J’ai rejoint l’atelier participatif que tu suggérais, et je vais écrire à ma députée ! Merci pour ces suggestions et pour la série d’articles très fouillée et intéressante. Je suis d’accord avec toi, quand on voit ce à quoi une personne seule un peu informée peut avoir comme idées, ça met la rage que des politiciens dont c’est littéralement le métier de réfléchir à ce genre d’enjeux nationaux soient incapables d’y accorder le moindre neurone …
Email envoyé au député de la 4e circo des Français·es de l'étranger !