Connaissez-vous cette dame ?
Elle s’appelle Donna Haraway.
(Le chien trop mims qu’on a envie de câliner, c’est Cayenne.)
Si je vous parle d’elle aujourd’hui, c’est parce qu’il s’agit d’une théoricienne féministe qui a conceptualisé beauuuuucoup de trucs très cools, qui nous aident à penser ce qu’est (ou peut être) le féminisme et l’écriture féministe.
En particulier : le “savoir situé” ou la “connaissance située”.
Ce que ça veut dire, c’est qu’une vision de la réalité n’est jamais “objective” : le lieu depuis lequel on parle a une influence énorme sur ce que l’on construit comme étant “la réalité”.
Tout discours est produit à partir de “quelque part”.
Exemple tout simple : pour un petit enfant, un grenier peut être un immense terrain de jeu, à la fois mystérieux et inquiétant, tandis que pour son parent c’est un endroit poussiéreux avec des cartons qu’il faudrait trier.
Différentes positions, différents regards, différentes visions de la réalité.
Mais il ne s’agit pas seulement de dire qu’on voit les mêmes choses sous des angles différents.
Ça va plus loin !
On a des angles morts. Oui, comme pour le code de la route.
Il y a des choses que vous voyez et qui, pour moi, n’existent pas.
D’ailleurs on pourrait définir le privilège en partie comme un “angle mort”. Ce que permet le privilège, c’est de ne pas ressentir la douleur de la domination, de ne pas percevoir son étendue, ses ressorts et sa violence.
D’où le fait que beaucoup d’hommes cisgenres semblent avoir découvert avec le mouvement #MeToo l’ampleur des violences sexuelles que subissent les femmes.
Moi, on m’a mis des mains au cul dans les transports en public depuis mes 13 ans, donc je suis pas spécialement tombée des nues quand les copines ont dit que c’était la même chose à la maison, au boulot et dans la rue.
Eux, ils avaient eu le privilège d’échapper à cette violence et, surtout, d’ignorer qu’ils échappaient à cette violence.
Ignorance is bliss, disent les anglophones. (L’ignorance, c’est une bénédiction).
Ignorance is privilege, souvent.
Important : on parle toustes depuis quelque part.
Le principe même du savoir situé, c’est que personne n’y échappe.
On a toustes des “angles morts”.
Personne n’est parfaitement “objectif”.
L’idée n’est donc pas d’essayer d’occuper une position sociale omnisciente, ni de battre sa coulpe en mode autoflagellation quand on n’y parvient pas.
Ce à quoi nous appelle le concept de “savoir situé”, c’est à la fois plus accessible et plus exigeant :
1) conscientiser l’endroit depuis lequel on parle,
2) le faire connaître aux personnes à qui on s’adresse
3) effectuer un travail réflexif sur les angles morts que notre position sociale suscite.
Sinon, on risque de colmater nos “angles morts” avec des clichés inintéressants ou dangereux.
Exemple concret : je suis une femme blanche. Le racisme est dans mes angles morts.
Bien sûr, je peux m’intéresser et participer à la lutte antiraciste. En revanche, je ne peux pas vivre ni saisir tout à fait l’expérience du racisme.
Il y a de fortes chances que je fasse circuler des clichés racistes dans mes œuvres – pas parce que je suis intrinsèquement une mauvaise personne, ni parce que je voue une haine aux personnes racisées, juste parce que je suis conditionnée comme ça.
Repensez à ce qu’on disait sur les clichés sexistes : si, même en tant que femme, on peine à éjecter certaines facilités misogynes de nos œuvres, imaginez à quel point c’est DUR de résister aux clichés qui ne nous blessent pas directement.
Je dois donc redoubler de prudence et d’intelligence sur ce sujet. Lire des œuvres écrites par des personnes racisées. M’interroger sur la place du racisme dans l’histoire que j’essaie de raconter. Être intimement prête à ce que mon récit se révèle carencé sur ce point, sans me cacher derrière “naaaaan mais j’avais de bonnes intentions !”.
Pour vous aider à identifier ces “angles morts”, je vous propose d’utiliser un outil : la roue des privilèges.
Ce n’est pas moi qui en suis l’autrice : le concept semble avoir été inventé par Sylvia Duckworth, dans un contexte canadien, et il a ensuite été reproduit et adapté pour différents contextes politiques et sociaux.
Je vous invite à regarder où vous vous situez sur chacune des dimensions, pour prendre conscience de votre proximité ou de votre éloignement au privilège social.
Dans cette représentation graphique, plus on est proche du bord, et plus on occupe une position sociale privilégiée sur la dimension considérée :
Souvent, quand je la présente, les gens me disent : “oui mais il manque telle et telle dimension” ou “c’est plus compliqué que ça”.
Bien sûr, je suis d’accord.
La réalité est plus complexe qu’une somme de privilèges ou d’oppressions, surtout que ceux-ci peuvent s’entrecroiser, se renforcer, se moduler les uns les autres.
Par exemple, être un homme noir en France hexagonale, ce n’est pas avoir une position enviable par rapport à une femme blanche, alors que la logique sexiste met les hommes au-dessus des femmes.
L’intérêt de la roue, ce n’est donc pas de nous situer précisément et définitivement en mode “allez hop c’est fait j’ai eu 6,4/10 au test du privilège et toi ??”.
Il s’agit seulement d’un point de départ.
L’intérêt de cette roue, c’est de nous inciter à interroger notre position sociale, y compris dans des dimensions qu’on ne conscientise pas spontanément car on est privilégié·es.
Une fois qu’on s’est dit “ah ouais putain j’ai un passeport européen, j’avais jamais réfléchi au privilège que ça me donnait !”…
Qu’est-ce qu’on fait ?
⚠️ ATTENTION DANGER ⚠️
(Oui, j’ai sorti les majuscules.
Imaginez des sirènes qui hurlent et un gyrophare qui clignote.)
Quand elles conscientisent leur position privilégiée, beaucoup de personnes dominantes culpabilisent … et pour faire taire cette culpabilité…
Elles se lancent dans un projet artistique à partir d’un point de vue dominé qui n’est pas le leur.
En mode “le sauveur/la sauveuse des pauvres et des orphelins”.
C’est un homme bourgeois blanc qui se dit “je vais rendre hommage aux femmes de chambre espagnoles exploitées par des familles bourgeoises blanches”.
C’est une femme bourgeoise qui veut “raconter l’exil” parce qu’elle trouve les personnes réfugiées “tellement courageuses”.
C’est une personne cisgenre qui écrit un documentaire sur une petite fille qui transitionne.
Bon… Comme je l’ai dit et répété, il n’y a pas de règles prédéfinies pour “écrire en féministe”.
Ceci est juste le point de vue de Louise Morel.
Mais justement, c’est mon article alors je vais vous donner mon avis aussi clairement que possible :
Je pense qu’il ne faut pas faire ça.
Pour deux raisons.
D’abord, parce qu’on a tendance à raconter n’importe quoi.
Le principe d’un angle mort, c’est qu’on n’y voit rien.
Même si on écoute des podcasts ou qu’on lit des livres sur le sujet, on risque de dire de grosses bêtises. On ne peut pas appréhender la complexité, la subtilité d’un vécu avec quelques heures de lecture ou un peu de sociologie.
Les œuvres qui parlent depuis le point de vue d’une personne dominée sans expérience intime de ce vécu sont presque toujours nulles à pleurer.
d’un point de vue éthique, profiter d’une expérience douloureuse de domination qui ne nous concerne pas parce que ça chatouille notre inspiration artistique, c’est douteux.
Peut-être que vous vous demandez :
“Attends, Louise, est-ce que ça veut dire qu’on peut jamais évoquer des dominations qui ne nous concernent pas directement, selon toi ? C’est quand même vachement limitant !”
Déjà, je crois qu’on peut toustes trouver une riche matière littéraire dans notre vécu.
Sans avoir besoin de vampiriser des positions sociales qu’on ne connaît pas.
Ensuite, mon opinion (je répète, ce n’est que mon opinion, blabla…), c’est qu’on peut évoquer des expériences dominées qui ne sont pas les nôtres mais :
ça ne doit pas être le centre de votre récit/de votre essai
vous devez vous documenter À FOND
vous devez vous mettre au clair sur les raisons qui vous poussent à le faire (attention au syndrome de la sauveureuse blanche ou cisgenre ou hétéro)
dans la mesure du possible, vous devez signaler votre position dominante dans le récit ou l’argumentation
dans la mesure du possible, vous devez citer vos sources (en fiction ce n’est pas forcément possible)
vous devriez vous faire relire par une personne concernée
vous devez être prêt·e à ce qu’une personne concernée vous dise que c’est bien de la merde et l’écouter et modifier votre texte sur les points qui la concernent.
En d’autres termes, ça nécessite du travail, de l’humilité et de faire entrer d’autres personnes dans son processus de création.
La semaine prochaine, on parlera justement de ça : comment, pour écrire en féministe, on ne peut jamais vraiment écrire seul·e.
Cet article fait partie d’une série sur le thème : “Ecrire en féministe”.
Je ne prétends avoir compris ce qu’est “l’écriture féministe™”, mais j’ai envie de vous dire comment je façonne, moi, mon écriture féministe.
C’est une série qui devrait intéresser les personnes qui écrivent, bien sûr, mais aussi toutes celles qui lisent des textes féministes (=vous, je vous connais !).
On a déjà couvert pas mal de terrain avec les posts précédents :
vous m’avez demandé de créer un atelier d’écriture “Ecrire en féministe”… pourquoi c’est non.
7 clichés sexistes et vicieux (ce post a suscité un commentaire qui est un MONUMENT de masculinité fragile et ça me rend un peu fière j’avouuuuue)
Mais on ne va pas s’arrêter là !
Voici les articles croustichocs qui vous attendent :
Ecrire féministe = écrire à plusieurs (+ comment faire concrètement)
pour finir, je vous proposerai des recommandations qui nourrissent mon travail d’écriture dans une perspective féministe. Films, livres, podcasts et infolettres…
D’habitude, je restreins l’accès de ce genre de série thématique aux personnes qui me soutiennent financièrement.
Exceptionnellement, tous les articles de la série seront offerts.
Alors n’hésitez pas à le faire suivre à vos copines avec qui vous aimez râler sur les clichés que vous avez repérés à la sortie du ciné :)
N’hésitez pas non plus à vous abonner.
Pour 5 euros par mois, vous rendez possible une pensée féministe, nuancée et indépendante des algorithmes eeeeeeet vous avez accès à 12 ateliers d’écriture par an. Bingo !
Un immense merci aux personnes qui, par leur soutien financier, rendent tout ça possible 💜
Je trouve cet article particulièrement percutant. La roue des privilèges est quand même un bon moyen de remettre les pendules à l'heure. Merci pour ce travail qui est vraiment précieux - et pour la photo de Cayenne et Donna, une vraie inspiration à penser et écrire situé, comme tu l'expliques si bien.
Coucou Louise ! Merci beaucoup pour cet article hyper intéressant :)
Avec le club de lecture que j'anime, on a lu et discuté de l'ouvrage "Des vies orageuses", de Mathilde Gal et du collectif Tcholeiy. C'est un récit croisé de vies, il y a celle de Sarah, médecin dans un centre de dépistage, et il y a celle d’Idrissa, l’un de ses patients exilé. Mathilde Gal n'est pas concernée par la migration, bien qu'elle ait été longtemps militante à Briançon, mais le collectif Tcholeiy est composé de personnes exilées (mais pas que). Le collectif a relu et participé (un peu) au processus de création. Je me souviens que quand j'ai lu l'ouvrage je me suis dit que ça se sentait que ça avait été relu par des personnes concernées, et j'ai trouvé ce processus d'écriture collectif super beau.
Et puis j'ai aussi discuté avec des gens qui n'étaient pas si d'accord, qu'ils trouvaient que cela pouvait avoir un côté dérangeant car le livre avait quand même été écrit par une autrice principale, qui a mis son nom sur le roman, et qui a utilisé la labellisation "relu par des concerné·es" pour se donner une légitimité alors qu'elle restait pas si légitime pour écrire ce livre. J'avoue que moi ce débat m'avait complètement perdue et un peu déprimée, parce que de mon côté j'avais trouvé le livre super beau, super bien écrit, et je trouvais ça utile que ce récit circule. Mais j'ai conscience que ça pose plein de question : qui a accès à la parole sur cette thématique, qui on écoute plus volontiers ? Voilà, pas de conclusion, c'était juste pour amener un exemple supplémentaire à ta réflexion (et su d'autres ont lu ce livre, je veux bien votre avis :)).