A gauche, on adore critiquer tout discours s’adressant aux individus en disant :
« Non, c’est au niveau collectif que ça se joue ».
Qu’on parle de développement personnel ou du réchauffement climatique, même réponse :
« Attention, ce point de vue néolibéral fait porter la responsabilité sur les seules épaules de l’individu alors qu’il s’agit d’un enjeu social ».
Dans presque tous les domaines, la stratégie consistant à culpabiliser les gens sur le mode « vous êtes de grosses m*rdes » n’est pas considérée comme acceptable.
Dont acte.
Mais alors, pourquoi le militantisme politique lui-même est le SEUL truc qui échappe à cette grille de lecture ?
Pourquoi, quand on s’adresse à des gens qui ne partagent pas nos valeurs politiques ou nos modes d’action, se sent-on si libre de les faire culpabiliser de façon pour le coup totalement individuelle et – j’oserais dire – dépolitisée ?
« Honte à vous qui ne venez pas en manif ».
« Les gens qui n’ont pas pris la parole sur tel sujet, vous me donnez envie de vomir ».
Ce recours permanent à la culpabilité se fait non seulement contre nos opposants politiques, mais aussi contre nous-mêmes.
Je suis sûre que, vous qui me lisez, vous avez bataillé à un moment ou à un autre avec la culpabilité — de ne pas faire assez, de ne pas savoir assez…
Bon. Faudrait qu’on se décide.
On considère les sujets politiques comme des agents sociaux enchâssés dans des rapports collectifs de pouvoir qui influent fortement sur leurs idées et leurs pratiques…
ou bien on les engueule comme des gamins fautifs de pas réciter assez bien leur leçon ?
Petite incise : j’ai écrit le squelette de cet article il y a plusieurs mois, bien avant de savoir que Mona Chollet, une autrice féministe très connue, allait publier un ouvrage sur le sujet . Je n’ai pas encore lu son livre.
Je ne cherche donc ni à rejoindre son propos ni à m’en éloigner. Je déroule juste le fruit de ma propre pensée.
Ce que je trouve très intéressant avec la notion de culpabilité, c’est qu’elle pose deux questions essentielles :
1) la limite entre la responsabilité individuelle de chacun·e et notre prédétermination sociale ;
2) l’efficacité de la honte comme affect mobilisateur d'un point de vue politique.
Si je reformule :
Première question, sur le plan éthique : où commence et où s’arrête le champ du libre-arbitre ? De quoi devons-nous être tenu·es responsables ?
Deuxième question, plus concrète : faire appel à la honte, est-ce que ça marche pour que les gens passifs se bougent enfin les miches ? (Pardon my French.)
Commençons par la première question : est-ce que ça a du sens du culpabiliser pour un truc qui dépasse le cadre de notre responsabilité individuelle ?
Pour prendre un exemple concret : est-ce que ça du sens qu’un homme culpabilise de la façon dont il bénéficie du patriarcat ?
(Ou qu’une femme blanche culpabilise de la façon dont la suprématie blanche lui permet de vivre une vie plus douce au détriment des personnes racisées ?)
Je veux dire, après tout, Jean-Mich’ n’est pas personnellement responsable de milliers d’années de domination hétéropatriarcale. Et même s’il décide soudain de lutter de toutes ses forces contre la misogynie, il ne va sans doute pas réussir à ce qu’elle s’écroule, juste à la force de ses petits bras.
Réponse toute personnelle : oui, mais.
Oui :
Je trouve que c’est sain, et humain, de ressentir de la culpabilité et de la honte quand on se rend compte que certains avantages dont on jouit reposent sur l’exploitation d’autres êtres humains.
Bien sûr, ça n’est pas très confortable, comme position. Personne ne kiffe se sentir coupable, à ma connaissance.
Néanmoins, ce n’est pas parce que c’est inconfortable que c’est injustifié.
Oui, mais :
Je ne crois pas que la culpabilité soit un point d’arrivée très intéressant sur le plan politique.
La honte en tant que telle (d’être un homme, d’être blanc·he, d’être hétéro…) est inutile.
La traverser, oui. Mais, selon moi, s’y enliser ne sert à rien.
Un homme qui ne reconnaît pas sa participation au système hétéropatriarcal, bien sûr, freine les luttes féministes. Un homme qui reconnaît sa participation et culpabilise, mais ne fait rien de concret, ne les fait pas avancer non plus.
La culpabilité doit être transformée en autre chose avant de pouvoir donner naissance à un changement social.
On arrive à notre deuxième question : faire appel à la honte, est-ce que ça marche pour que les gens passifs se bougent enfin les miches face à la menace fasciste ?
Bah, je crois bien que non.
Pour 3 raisons :
* Première raison : la honte immobilise, elle ne met pas en action.
La culpabilité pousse — au mieux — à arrêter un comportement perçu comme inapproprié ou immoral.
Exemple (tiré de l’enfance d’à peu près tout le monde) : j’ai tiré les cheveux de ma sœur, mes parents me font remarquer que ce n’était pas une idée de génie et qu’elle souffre, je culpabilise, j’arrête de tirer les cheveux de ma sœur.
Mais pour faire faire quelque chose, la honte ne fonctionne pas si bien.
Au mieux, on va obéir à contrecœur. Sans désir ni plaisir.
Sur le long terme, la pure contrition n’a aucune chance.
* Deuxième raison : la culpabilité, ça ne marche que sur une toute petite catégorie de la population.
La honte est un affect extrêmement douloureux. La plupart des gens sont prêts à tout plutôt que de s’y frotter.
J’ai l’impression que beaucoup de discours de droite se construisent justement en réaction à la menace de la culpabilité : pour éviter à tout prix de la ressentir, de se trouver dans cette position douloureuse et complexe, on va tenir des discours factuellement inexacts et racistes sur les bienfaits de la colonisation, par exemple.
Si vous avez plus de trente ans, vous vous souvenez certainement de la sortie de Nicolas Sarkozy, alors candidat aux élections présidentielles, sur le refus de la repentance.
C’est très clair : cet homme est prêt à tout plutôt que de traverser un moment de honte. Et il est loin d’être le seul.
Dans mon expérience, les seules personnes qui sont prêtes à batailler avec la honte sont celles qui vivent d’autres discriminations et qui sont déjà très sensibilisées aux questions de justice sociale. Et pas mal épuisées, aussi.
Les autres choisissent soit le cynisme (“je sais que je bénéficie d’un rapport de domination, tant mieux pour moi, tant pis pour eux”), soit le déni (“tout ça, c’est que des histoires victimaires”).
C’est contre-productif, je trouve. Les seules personnes qui sont touchées par la culpabilisation sont déjà engagées.
* Troisième raison : la culpabilité et la honte sont des affects autocentrés.
Ce sont des émotions qui tendent plutôt à nous enfermer dans des questionnements nombrilistes infinis : “suis-je une bonne personne ?”.
Pas à nous donner l’envie et l’énergie de rejoindre des mouvements collectifs.
Pour résumer :
au niveau individuel, en tant que personne engagée, on va traverser des moments de culpabilité et de honte vis-à-vis des avantages dont on jouit sur le dos de personnes discriminées : c’est comme ça et ça me paraît plutôt pas mal, même si ce n’est pas agréable.
Autant je défends l’idée que nous avons droit au confort dans les espaces militants, autant je ne crois pas que ce soit une bonne idée de vouloir faire l’économie de ces moments-là, tout déplaisants qu’ils soient. Ils font partie de ce qui nous rend humain·es.
Je ne crois pas non plus que d’y rester coincé·e fasse avancer quoi que ce soit. Réfléchissons plutôt à ce que nous sommes en capacité de changer matériellement, concrètement dans nos vies et dans nos choix pour faire bouger les lignes, même rien qu’un tout petit peu.au niveau collectif, en tant que mouvement politique, je ne crois pas que de compter sur la culpabilité et la honte comme déclics pour l’engagement soit une bonne idée.
Je pense que pour mettre les gens en action, il faut plutôt imaginer et rendre tangible un futur désirable.
Ca fait beaucoup d’idées pour un seul email, j’espère que c’était digeste tout ça !
C’est que le sujet est vaste. D’ailleurs, il rejoint en partie l’article de la semaine dernière sur l’élection de Trump et la notion de mépris.
Dites-moi : est-ce qu’il y a un truc dans cet article qui résonne particulièrement avec vous ?
Vous, la culpabilité, elle vous rend visite plutôt souvent ou pas trop ?
Comment se passe la cohabitation ?
Vous pouvez me le dire en répondant à cet email. Je lis tout.
Cet article fait partie d’une série d’articles sur nos émotions et leur lien avec la pensée et l’action politiques.
Les précédents épisodes :
le besoin de se protéger et de se reposer pour agir efficacement ;
Le confort : l’action militante doit-elle forcément être inconfortable ?
Les prochains posts porteront sur :
la tristesse : et si ce n’était pas un truc plombant à éviter comme la peste, finalement ?
la peur : entre peurs instrumentalisées par le capitalisme et craintes fondées quant à un avenir très incertain, que faire de nos peurs ?
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A la semaine prochaine :)