Un jour, j’ai eu pour mission d'accompagner un responsable politique durant la visite d’une institution culturelle prestigieuse.
C’était dans le cadre de mon ancien travail.
J’habitais encore en France, j’étais encore hétéra, je croyais encore au parti socialiste, bref c’était il y a une éternité.
Par ailleurs, cette histoire est difficile à raconter en respectant l’anonymat des gens dont je parle, parce que le moindre détail un peu précis permet d’identifier assez facilement tout le monde, donc pardonnez-moi si je suis cryptique.
Cette Institution Culturelle Prestigieuse était dirigée par une personne elle-même Culturelle et Prestigieuse.
Quoique censément “de gauche” (feu le parti socialiste précité), elle parlait avec un balai dans les fesses et une patate chaude dans la bouche.
Mon taf consistait à voir ce qui fonctionnait mieux ou moins bien dans cette Institution Culturelle Prestigieuse et à essayer d’améliorer ce qui pouvait l’être.
Ce qui impliquait, hélas, d’y passer un certain temps, et de fréquenter assidûment la Personne Culturelle Prestigieuse qui était à sa tête.
L’honnêteté m’oblige à reconnaître que cette femme m’énervait avant même l’anecdote que je m’apprête à vous raconter, qui se tient lors d’un dîner de travail. L’honnêteté m’oblige également à admettre que je déteste les dîners de travail.
J’étais donc peut-être de mauvais poil avant tout ça, OK, je l’avoue.
Mais disons qu’elle n’a pas aidé.
On est à table. Il est déjà tard. Alors que je regarde discrètement ma montre et compte dans ma tête les minutes qui me séparent d’une heure acceptable où je peux m’enfuir à toutes jambes pour rentrer chez moi, la directrice énonce posément :
“Comprenons-nous bien : pour nous c’est différent, car contrairement à vous :
“Nous sommes des Artistes.
“Nos priorités sont différentes, notre façon de vivre le monde est différente”.
Ou plutôt, si je me réfère à sa prononciation ampoulée :
“des Aaaaaaartisteuh”.
Assaisonné d’un sourire de murène.
Je ne me souviens plus du sujet précis sur lequel cette dame a souhaité nous faire bénéficier de sa riche analyse.
En revanche, j’ai un souvenir très net de la façon dont elle venait de tracer une ligne au sol, un trait au charbon.
D’un côté, la plèbe (comme moi), aux préoccupations vulgaires et bassement matérielles…
Et de l’autre… Les Aaaaaaartisteuh.
Ah, les Aaaaaaartisteuh… Eux qui vivent dans un monde différent, eux qui savent toucher à l’indicible, au merveilleux !!
A ce moment-là, j’étais en train de travailler sur la structure de mon premier roman. En cachette, bien entendu.
Je me suis dit, mais d’où tu crois que tu peux voir en un coup d'œil ce que j’ai à l’intérieur ?
D’où tu penses que tu sais qui est artiste et qui ne l’est pas ?
Et puis plus fondamentalement, d’où tu crois que les “Aaaaaaartisteuh” diffèrent des autres êtres humains ?
Je pensais que l’Art, c’était censé parler de notre humanité commune, pas servir à nous masturber sur notre génie ou notre maîtrise technique.
Bien sûr, je suis restée silencieuse et polie, j’ai souri en mastiquant ce qui était dans mon assiette et en faisant non merci de la tête quand on me proposait du vin, et le terme de cet affreux dîner a fini par arriver.
(Le terme de cet affreux travail aussi : je suis partie, j’ai divisé mon salaire par 4 et multiplié ma joie de vivre par 12. Arithmétique du bonheur en régime capitaliste.)
Depuis, je déteste les artistes qui se présentent au monde comme des Aaaaaaartisteuh.
Je confesse que quand quelqu’un, à un dîner ou une soirée, se présente d’emblée comme “Aaaaaaartisteuh” (on entend les “Aaaaaa” et le “euh”, croyez-moi), je trouve illico presto une bonne raison d’aller discuter avec quelqu’un d’autre.
Là vous vous dites peut-être :
“OK Louise, merci pour cette anecdote cocasse.
“Mais pourquoi tu nous parles de ça ?
“Faut-il généraliser à tous les artistes cette position d’une (1) meuf imblairable ?”
Eh bien, j’aurais vraiment aimé pouvoir répondre non à cette question.
Mais ces derniers temps, je suis obligée de constater que OUI, beaucoup d’artistes tiennent dur comme fer à se séparer de la foule en affirmant leur supériorité et ça me rend : ZINZIN.
Je l’observe avec toutes les discussions autour de l’intelligence artificielle.
Avec l’IA j’en vois beaucoup, pour se défendre, non seulement tracer cette ligne mais carrément y ériger un bon gros mur.
Leur discours :
La plèbe utilise l’IA pour générer du texte ou des images…
car elle ne comprend pas et ne respecte pas la Complexité…
la Profondeur…
l’Intelligence profonde des Aaaaaaartisteuh.
J’ai récemment lu un article d’infolettre dont le titre est littéralement : “Non, ChatGPT et l'Intelligence Artificielle ne font pas de vous un·e artiste”.
Cet article a eu un petit écho sur Substack, et ça ne m’étonne pas : je pense qu’il résonne très fort auprès des personnes qui s’identifient comme artistes, et il y en a beaucoup sur ce réseau.
Quand je lis ça, je me dis : bon, y a du pain sur la planche.
(Précision : j’ai lu l’infolettre en entier et son contenu est plus nuancé que son titre, ce qui est souvent le cas, y compris pour mes propres livres. La personne qui tient cette infolettre a l’air très sympathique. Je ne me place pas ici sur le plan d’un clash interpersonnel, mais bien sur celui d’un débat d’idées, dans le respect.)
Et si ça me gonfle, ce n’est pas parce que je suis une ravie de la crèche concernant l’IA.
J’ai écrit un article détaillé sur ses risques il y a déjà presque un an.
Le 6ème était : “La raréfaction du travail artistique humain rémunéré et respecté”.
Et c’était à un moment où on en parlait nettement moins.
Mais alors, si je suis bien consciente, et depuis longtemps, du danger que représentent ces outils, pourquoi je m’énerve ?
D’abord, je n’en peux plus de la surfocalisation des discours sur les individus qui utilisent l’IA.
Mot-clé : individu.
Quand on discute de l’IA générative, il faut absolument distinguer entre :
1) les grosses entreprises/institutions qui l’utilisent pour ne pas payer des créateurices humaines alors qu’iels en ont les moyens,
2) les grosses entreprises/institutions qui créent ces IA génératives et les orientent de façon biaisée en exploitant des travailleureuses précaires (OpenAI et consorts),
3) et les personnes privées qui s’en servent pour faire une image de Jojo le robot.
Mais précisément, personne ne prend le temps de faire cette distinction !
Et vas-y qu’on dénonce Micheline qui crée des images de mammouth sur chatGPT avec la même intensité que quand c’est Donald Trump qui s’en sert pour faire du buzz sur ses politiques de déportation illégales et racistes.
Ensuite, si on se dit qu’on parle bien des personnes privées qui utilisent l’IA générative pour faire des images,
(= vous, moi, votre tante, le copain de votre fils…)
je vous propose une deuxième distinction :
Les gens qui s’en servent pour illustrer leurs contenus (site internet, blog…) — beaucoup de personnes qui écrivent sur Substack illustrent leurs articles avec d’affreuses images crées par IA, par exemple.
Les gens qui s’en servent pour eux-mêmes, pour créer des images qui leur plaisent, dans une sorte de jeu.
Vous êtes toujours avec moi ?
Je sais que cet article est un peu long, avec des tiroirs dans des tiroirs, mais accrochez-vous : je vous promets que je sais où je vais.
Dans le cas des gens qui illustrent leurs contenus avec des images IA : cessez, s’il vous plait !!
Vous gâchez des litres et des litres d’eau potable pour générer une image laide.
Si si, c’est presque toujours moche, soyons honnêtes.
Je sais de quoi je parle, parce que je l’ai fait à quelques reprises, avant de réaliser ma bêtise.
Si vous en avez les moyens (pour un site pro, par exemple), faites appel à un ou une artiste : photographe, illustrateurice…
Si vous n’en avez pas les moyens, voici 6 ressources gratuites pour piocher de belles images sans cramer la planète :
On ne veut plus voir ces vilaines images chatGPT.
Sérieux. Juste, arrêtons.
Maintenant, place au second cas de figure.
Il est beauuuuuuucoup plus fréquent qu’on ne le croit : plein de gens jouent avec ces outils pour le plaisir de voir apparaître une image à partir d’une idée.
Voici ce que je pense sincèrement :
Si Micheline utilise l’IA pour faire une image au lieu de dessiner,
ce n’est pas parce qu’elle a trop confiance en elle et qu’elle méprise les artistes.
C’est l’inverse.
C’est parce qu’on lui a bien répété, à Micheline, que l’Aaaaaaart appartenait aux Aaaaaaartisteuh.
Pas aux gens comme elle.
On lui a bien fait comprendre qu’elle “dessinait mal” ou qu’elle “écrivait mal” et que ça prendrait des années pour espérer ne serait-ce qu’arriver à la cheville des Aaaaaaartisteuh.
Alors, quand elle tombe sur un outil qui lui donne l’impression de pouvoir masquer ce qu’elle perçoit comme sa médiocrité, elle saute dessus.
Plus on fait croire aux gens qu’être Aaaaaaartisteuh, c’est un statut spécial qu’il faut mériter,
et plus iels utiliseront l’IA pour pallier leur “insuffisance”.
Iels s’y adonneront peut-être en cachette si vous leur faites assez honte, mais iels s’en serviront, je vous le garantis.
Parce que créer est un besoin profondément humain.
Et c’est la croyance qu’on n’est pas à la hauteur qui nous pousse vers des “hacks” et des “raccourcis” en tout genre.
Ce que l’utilisation de l’IA générative par des Micheline nous dit,
c’est qu’il y a une énorme soif de création en ce monde.
Ce que je trouve très humain et très touchant.
On aime créer des bidules. On aime quand on a une idée et ça donne un truc qu’on peut toucher, qu’on peut voir, qu’on peut montrer.
J’appelle ça : la joie du bonhomme-patate.
Parce que ça me fait penser à la façon dont de jeunes enfants sont trop heureux de montrer leurs gribouillis en mode : “regarde cette grosse masse verdâtre, c’est toi que j’ai dessinée ma Tata chérie !!”
J’ai la même pulsion que j’écris un livre. Aussitôt un chapitre terminé, j’ai envie de le montrer à la personne qui partage ma vie et qu’elle me dise que je suis un génie.
(Ce qu’elle fait obligeamment, avant d’ajouter “bon et sinon, il y a tel et tel et tel et tel problèmes… mais cela n’entache en rien ton inestimable talent, bien sûr”.)
Alors oui, on doit apprendre à moduler notre élan “bonhomme-patate” pour, petit à petit, prendre le temps de faire mieux, plus lentement, d’échouer, de tâtonner, de recommencer.
Mais je crois que pour éloigner les gens de l’IA générative, il ne faut pas les engueuler.
Il faut repartir de cet élan bonhomme-patate.
Repartir de ce besoin et de cette joie de créer.
Les prendre au sérieux.
D’apprendre aux personnes qui se sentent “nulles” qu’elles aussi, elles peuvent écrire, dessiner ou n’importe quoi d’autre… sans l’IA.
Dans l’article d’infolettre que j’ai déjà cité, l’autrice réfute l’idée que l’IA générative puisse rendre l’art plus accessible avec ces mots : “L’Art a toujours été accessible au plus grand nombre, pas besoin de savoir peindre le plafond d’une chapelle ou sculpter du marbre pour y avoir accès, un simple crayon à papier suffit pour déjà en pousser les portes.”
L’Art a toujours été accessible au plus grand nombre ?
J’aimerais tellement, tellement que ce soit vrai.
Alors, bien sûr qu’on n’a pas besoin de choper du marbre pour démarrer une activité artistique.
Seulement, mon travail auprès de centaines de personnes qui veulent écrire + environ tous les travaux sociologiques sur le sujet me permettent d’affirmer que : non, l’Art n’est pas accessible au plus grand nombre.
Pas pour des considérations matérielles : marbre-ou-pas-marbre, telle n’est pas la question. Mais pour des raisons d’ordre symbolique.
Une très grande majorité de personnes ne se sentent aucune légitimité à créer.
N’osent même pas imaginer qu’elles pourraient en être capables.
C’est ce qui les pousse vers l’IA.
Micheline a besoin d’apprendre qu’elle pourrait tâtonner, essayer, trouver sa façon à elle de s’exprimer.
Sans qu’on la ridiculise, sans qu’on lui dise :
“Micheline, t’es vraiment NULLE avec tes petits machins sur IA, t’es vraiment pas une Aaaaaaartisteuh, pas comme MOI, tu te prends pour qui ??”.
Pour vous, c’est important de reconnaître la valeur d’un travail créatif indé, 100% humain et engagé ?
Prenez une souscription premium.
C’est plié en 5 minutes montre en main. Vous aurez accès à plein de chouettes avantages.
Micheline a besoin de trouver et d’apprivoiser son grain, ses lignes de force et de fuite et ses limitations techniques.
Se réconcilier avec nos carences, nos incapacités, ça fait partie du travail créatif humain.
Mais c’est très dur.
Et ça suppose — paradoxalement —d’avoir une bonne grosse confiance en soi.
Ou d’être bien accompagné·e. C’est typiquement le genre de sujets qu’on démêle en accompagnement individuel à l’écriture, par exemple.
Même des femmes avec une sensibilité aiguisée, une pratique artistique de longue date, une intelligence vive et une SUPER idée de livre viennent me voir. Parce qu’une petite voix dans leur tête leur murmure : “nan, t’es nulle, c’est pas pour toi…”.
Au fond, ce que je cherche à dire :
Bien sûr qu’on doit porter un discours alternatif à “foncez sur l’IA générative sans jamais penser à ses coûts écologiques et humains, ni à l’énorme entreprise de plagiat qui la sous-tend”.
Il faut dire et répéter :
l’IA a un énorme coût humain et écologique, vous ne devriez pas l’utiliser à la légère,
personne n’est “nul” en dessin ou en écriture ou toute autre activité artistique,
vous avez des choses à exprimer et vous êtes légitime à le faire,
il y a des compétences techniques qui permettent de créer avec plus de finesse, ça se travaille, oui ça prend du temps, c’est parfois dur, souvent gratifiant, et vous en êtes capable,
vous pouvez apprivoiser votre trace, qui ne sera jamais identique à celle du voisin — tant mieux — ni aussi lisse que celle d’une IA — tant mieux bis.
Par contre, ça ne m’intéresse pas de me draper dans ma dignité d’artiste offensé·e.
Quand on joue à l’Aaaaaaartisteuh, on récolte sans doute l’approbation des personnes qui se reconnaissent dans cette étiquette.
Mais on s’aliène toutes les autres.
Toutes les autres, soit : celles qui s’agit de convaincre.
Cet article fait partie d’une série sur l’IA.
Au programme :
Pourquoi le boycott de l’IA ne fonctionne pas (pour l’instant)
Qui est vraiment derrière l’IA ? Pourquoi autant d’argent est-il investi dans cette technologie ?
Que faire face aux personnes qui utilisent l’IA pour créer des images, au détriment des artistes ? — l’article du jour
Comment savoir si ce que vous lisez a été écrit par chatGPT (à votre insu) — à venir
Confession intime : je vous raconte tout sur la façon dont j’utilise l’IA générative + une charte IA à laquelle je m’engage dans le cadre de cette infolettre — à venir
Face au raz-de-marée qu’on subit, que peut-on faire pour lutter activement et collectivement ? — à venir
Ce programme vous intrigue ou vous allèche ?
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Vous aurez plié ça en 5 minutes montre en main. A tout de suite.
P.-S. : j’ai découvert grâce à Marion Olharan-Lagan qu’il n’y a pas que des gens qui clament que pour être Aaaaaaartisteuh, il ne faut jamais utiliser l’IA.
Il y a aussi des personnes qui nous infligent des textes pour expliquer à quel point leur façon d’utiliser les IA génératives font d’elles des “Aaaaaaartisteuh”.
Oh là là. Grosse flemme.
Ma proposition : qu’on se calme toustes sur cette histoire d’être un ou une Aaaaaaartisteuh, IA ou pas IA.
Allez lire le post de Marion, il est super.
P.-P.-S. : Si vous faites partie des gens qui veulent écrire mais que vous avez du mal à vous y mettre, notamment pour les raisons de légitimité dont je parle ici, j’ai une proposition à vous faire très bientôt. Je vous en parle en fin de semaine.
Stay tuned!!
Pour l'anecdote, j'ai assisté à une rencontre avec un poète, les questions ont dérivé sur le besoin de temps pour créer, j'ai donc mentionné la nécessité du revenu universel, notamment pour ça. Réponse : "non mais la poésie c'est encore différent, il faut quelque chose de spécifique" heuuuuuu (moi aussi j'écris de la poésie hein). Sinon super lettre, comme d'hab ! C'est vrai, quand j'ai joué un peu avec midjourney, c'était pour créer ce que j'avais dans la tête par rapport à des histoires... et depuis j'ai repris les cours de dessin ^^'
Merci pour cette super lettre ! Pour avoir travaillé en musée avec pas mal de scolaires, je peux témoigner de deux choses : 1/ moi aussi j'en pouvais plus de cette "distinction" assez puante de "l'artisteeeuh" pour justifier un truc bien pourri, le plus souvent du mépris de classe, et généralement toujours de la violence d'un rapport de domination 2/ la joie de faire et montrer ses bonhommes patate aux autres s'étiole pour la grande majorité des enfants vers 7-8 ans quand je leur proposais de dessiner devant les œuvres du musée, et c'est bien dommage , parce que c'était elleux qui faisaient les plus "beaux" dessins, de la même manière que c'était souvent les enfants qui m'ont fait les réflexions les plus intéressantes à propos des oeuvres d'art.