C’est sans doute l’émotion la moins acceptable politiquement.
La colère, oui super, tout le monde adore se dire “vénère”.
La joie, c’est pas mal non plus – toujours une énergie d’affirmation.
La honte, pour punir les gens qui ne font pas ce qu’on voudrait.
Mais la tristesse ?! Pour quoi faire, la tristesse, exactement ?
Chouiner dans un coin, ça cadre pas tellement avec l’image qu’on se fait des gens militants.
La seule évocation des larmes dans les milieux engagés, c’est pour évoquer leur utilisation détournée, en particulier par les femmes blanches vis-à-vis des personnes racisées.
Car les pleurs peuvent constituer une stratégie de silenciation.
Quand une femme blanche pleure, le monde s’arrête, en gros.
Ce qui veut dire que si une femme blanche se sent prise de court dans une discussion avec une personne racisée, elle n’a qu’à pleurer pour interrompre tout débat, un peu comme un enfant qui râle pour appeler la maîtresse à la rescousse, alors qu’on est censé se trouver face à deux personnes adultes.
Cette stratégie raciste (pas forcément entièrement consciente, mais ça ne change pas le résultat) est si courante qu’elle porte un nom : “white woman tears”, ou “larmes de femme blanche” (sur ce sujet, super article de Ruby Hamad en anglais à lire juste ici).
Il faut le dire et le comprendre.
Mais je trouve vraiment étrange que la tristesse et toutes ses manifestations soient bannies de nos espaces et de notre pensée politique.
Ce n’est pas parce que les larmes peuvent constituer un outil de domination qu’elles ne sont jamais légitimes.
Par exemple, on sait bien comment la colère des dominants, en particulier des hommes puissants, peut être utilisée de façon extrêmement perverse et destructrice.
On n’en conclut pas pour autant qu’il ne faut jamais être en colère.
D’autant plus que militer, c’est faire des deuils tout le temps.
Déjà, le deuil du monde dont on rêve et qu’on ne va pas voir de sitôt, faut être honnête.
Le deuil de milieux militants accueillants et justes – ces espaces reproduisent des rapports de domination et de violence, comme partout ailleurs.
Le deuil d’une certaine image de nous-même parfois.
Et puis allez, je vais pas me cacher derrière de grandes considérations abstraites.
Moi, je suis triste.
Quand je vois ce qui se passe en Palestine par exemple, bien sûr que je suis en colère, écœurée et révoltée, mais aussi, vraiment, je suis triste.
J’en imagine déjà certain·es me dire « on s’en fout de ta tristesse de meuf blanche privilégiée » et après avoir considéré cet argument de très près, je peux dire tranquillement que : je ne suis pas d’accord.
Ma tristesse est solidaire.
Ma tristesse est politique.
Ma tristesse est puissante.
Parce que dans un monde capitaliste saturé d’informations et de distractions pour nous anesthésier, nous empêcher de sentir le poids de nos responsabilités et d’entendre l’appel d’une vie plus vraie, ma tristesse me pousse à ralentir.
La tristesse m’oblige à m’arrêter.
Et c’est dans cet arrêt, ce recul, cette pause que je peux contempler ce qui est vraiment important.
D’ailleurs, le capitalisme évite la tristesse comme la peste.
Parce que la tristesse ne peut que très difficilement nous pousser à acheter des trucs inutiles — au contraire de la colère, de la joie et de la peur, des émotions faciles à transformer en compulsion.
On connait toustes cette citation qui dit, si je ne peux pas danser dans ta révolution alors je n’en veux pas et j’ajouterais :
Si je n’ai pas le droit de pleurer dans ta révolution, je n’en veux pas.
J’ai des souvenirs magnifiques de moments où j’ai pleuré avec d’autres personnes, à des âges divers.
Des souvenirs magnifiques et puissants.
Pleurer pas pour écraser l’autre, pas pour le faire taire, pleurer pas comme un chantage mais pleurer ensemble, dans la complicité partagée de la perte et du chagrin sincère.
Je me demande : peut-on imaginer une tristesse féministe ? anticapitaliste ? antiraciste ?
Je me demande : quels sont les espaces où la tristesse a droit de cité ?
Je me demande : où, comment, avec qui puis-je faire le deuil de ce que mes engagements m’ont fait perdre ?
Je me demande : le sel de mes larmes peut-il corroder le patriarcat ?
Cet article fait partie d’une série sur nos émotions & leur lien avec l’engagement politique.
On a déjà abordé pleiiiin de thèmes très chouettes :
le besoin de se protéger et de se reposer pour agir efficacement ;
Le confort : l’action militante doit-elle forcément être inconfortable ?
Pour conclure, je vous propose :
la peur : entre peurs instrumentalisées par le capitalisme et craintes fondées quant à un avenir très incertain, que faire de nos peurs ?
et, pour finir, des ressources accessibles (films, livres, podcasts) pour élargir la réflexion.
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