À gauche, la spiritualité, c’est comme le développement personnel : mal vu.
La religion est l’opium du peuple, tout ça.
D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si c’est exactement avec ces mots que j’ai intitulé l’article dans lequel je défendais les livres de self-help, il y a un peu plus de deux ans.
J’observe de nombreuses similitudes entre le développement personnel et la spiritualité quand on parle du traitement que la gauche réserve à ces sujets.
Avec…
Mmh, en fait c’est simple : avec mépris.
Pourtant, ça n'a pas toujours été comme ça.
Pour ne prendre qu’un exemple, pendant la Révolution française, pas mal de figures politiques étaient “déistes”, c’est-à-dire croyaient en un Dieu.
Iels exprimaient souvent une opposition frontale à l’Eglise catholique (qui était bras dessus-bras dessous avec les nobles et plus largement la monarchie), certes.
Mais iels révéraient un “Être suprême”, qui apparaît d’ailleurs dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
(“L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.”)
Faire l’histoire de la place du religieux dans les courants de gauche en France et en Europe nécessiterait de produire une thèse sur le sujet.
Or il se trouve que :
je n’ai pas du tout les compétences requises,
je suis pas 100% sûre que vous ayez envie de lire un tel pavé.
Je vais donc me concentrer sur ce que je connais et comprends, à savoir : ce qu’on fait de la spiritualité en France dans les milieux progressistes aujourd’hui.
Je pense qu’il faut commencer par établir une distinction essentielle entre religion et spiritualité.
La spiritualité, c’est la connexion à une dimension de la vie qui dépasse ce qui peut être perçu et compris par un être humain. Elle peut, ou pas, se référer à un ou plusieurs dieu(x) et déesse(s).
La religion, c’est une spiritualité organisée autour de règles et de rites qui se pratiquent en groupe avec, le plus souvent, des normes très strictes sur la façon d’entrer dans ce groupe.
Je me méfie de la religion, comme je me méfie de tous les groupes humains qui prétendent détenir “la vérité”.
En revanche, à mes yeux, la spiritualité est une affaire somme toute pragmatique.
C'est une question d’honnêteté intellectuelle et même d’humilité.
Les athées aiment bien se moquer des gens qui croient en mode : “HAHAHA vous êtes des gros gamins en fait, vous pensez que le Père Noël existe HAHAHA losers !”.
Mais moi ce qui me paraît la gaminerie ultime, c’est de se persuader que ce qu’un être humain est capable de percevoir, d’analyser et de comprendre, c’est l’intégralité du réel.
Ça me semble… comment dire… très naïf.
Surtout quand les fondations de la science telles qu’on la connaît se sont déjà avérées toutes pourries.
Je vous la fais rapide parce que ce n’est pas totalement le sujet du jour, mais on a essayé très fort de fonder logiquement les axiomes mathématiques et c’est un cuisant échec, et la physique quantique nous apprend qu’à un niveau micro, en gros, on comprend pas grand chose à ce qui se passe.
(En vrai, ça vous intéresserait qu’on parle de ça plus en détails ? L’impossibilité de fonder les axiomes sur lesquels reposent toutes les maths c’est DINGO quand on y pense.)
Ca appelle à un minimum de prudence sur nos glorieuses analyses du réel, quand même.
En revanche, et je le précise ici pour être complète, je ne crois pas à la vérité révélée.
C’est-à-dire que je ne crois pas à l’idée que Dieu, à un moment donné, a pris un petit groupe de gens et leur a confié tous ses secrets en mode “meilleur·es ami·es pour la vie”.
C’est aussi très difficile pour moi de comprendre que les gens pensent sincèrement que leur religion révélée est la bonne, mais pas celle du voisin. Lui, il se trompe, c’est pas vraiment Dieu qui lui a parlé, son “Grand Livre” est tout foireux, mais moi par contre, c’est le bon c’est sûr.
(Cela étant….
Je respecte les gens dont la foi s’exprime par l’engagement dans une religion, aussi longtemps qu’iels me laissent faire ce que je veux en dehors de cette religion, et qu’iels laissent les gens y entrer et en sortir librement.
Tout comme je respecte les gens qui ont l’athéisme chevillé au corps.
Mon postulat de base dans la vie, c’est que ce n’est pas parce que je ne comprends pas ou que je n’aime pas un truc que les gens ne devraient pas le faire.
Sinon, il faudrait aussi interdire le camping, le cassoulet et le ski.)
Ceci étant posé, ce que j’ai envie de défendre ici, ce n’est pas seulement qu’on peut avoir une spiritualité et être de gauche, que les deux peuvent coexister côte à côte – position assez molle, même si dans le contexte français c’est déjà un peu abrasif.
Non, c’est un poil plus radical :
La spiritualité peut constituer un moteur pour la lutte sociale.
Quoi ?!

J’ai conscience que ça peut paraître un gros contresens de dire ça.
C’est vrai que les religions ont tendance à justifier le statu quo, à prendre les choses telles qu’elles sont et à les sédimenter dans cet état : “si tu te fais bien niquer, c’est parce que Dieu l’a voulu, donc arrête de te plaindre steuplaît, et d’ailleurs as-tu pensé à filer une portion énorme de ton maigre revenu à notre clergé ?”
On retrouve cette tendance à l’essentialisation dans le courant “Féminin sacré” qui, sous couvert de glorifier la puissance des femmes, se retrouve à ne nous considérer que comme des utérus sur pattes, ce qui ne me semble pas super empouvoirant.
En plus de ça, les institutions religieuses ont fait beaucoup de mal à beaucoup de gens. C’est un fait.
Aux Etats-Unis en ce moment, certaines églises évangélistes jouent un rôle important dans la panique morale autour des personnes queers, en particulier des femmes et des hommes transgenres, et le recul de leurs droits.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le concert d’éloges éplorés au décès du Pape François, l’Eglise catholique reste profondément homophobe et transphobe (super article de Rozenn Le Carboulec qui l’explique point par point).
Et les abus sexuels par des positions en figure d’autorité abondent dans littéralement toutes les religions.
Quand je parle de la richesse de la spiritualité, je ne souhaite pas minimiser l’ampleur et la gravité de tout ça.
Simplement, je crois qu’on peut faire une place à la spiritualité sans adhérer tête baissée à une religion.
Et d’ailleurs, même chez les gens très religieux que je connais, j’observe une négociation permanente entre le culte et leurs ressentis ou leurs croyances personnelles.
C’est paternaliste de penser que dès qu’on vit une forme de spiritualité
— paf ! —
On perd subitement tout esprit critique et toute capacité à prendre de la distance.
C’est paternaliste, et ça devient vite raciste.
Dans l’islamophobie et l’antisémitisme de la gauche, je crois qu’il y a aussi ce ressort-là, celui de penser que les gens croyants sont un peu bêtes au fond.
Presque un truc de l’ordre de :
“Oui certes, iels sont discriminé·es sur la base de leur religion mais bon, iels pourraient aussi ne pas croire, et ce serait quand même plus simple pour tout le monde non ?”
Là où les discours de droite tendent à dessiner une hiérarchie des religions (avec une chrétienté fantasmée au sommet), à gauche, on a plutôt l’habitude de mettre toutes les religions au rebut.
Le gros problème, c’est que ça ne nous permet pas de penser les citoyen·nes croyant·es ou pratiquant·es comme des sujets politiques.
Particulièrement pas quand ce mépris religieux vient s’entrecroiser avec le racisme et/ou le sexisme, comme on le voit dans l’abandon quasi unanime des femmes musulmanes voilées par le monde politique français.
Le moment dans l’histoire où on a le plus cru que la Raison Universelle c’était la réponse à tout, c’est aussi celui où les politiques de conquêtes coloniales d’une violence extrême battaient leur plein (non pas que les dynamiques coloniales aient disparu aujourd’hui, loin de là, mais elles ont changé de visage).
Ce n’est pas juste une coïncidence, je crois.
Parce que dans nos sociétés, la “raison” a souvent le même visage : celui d’un vieil homme blanc.
La déraison, ce sont les femmes, les fols, les Arabes et les Noir·es et les handicapé·es — bref, ce sont “les autres”.
La foi des “autres déraisonnables” est moquée, présentée comme excessive ou étrange. Peut-être parce qu’elle est dangereuse ?
Les deux figures progressistes les plus connues du XXème siècle
— (et celles à qui on attribue le plus de citations d’agenda à la véracité douteuse) —
étaient croyantes :
Martin Luther King et Mahatma Gandhi ne se sont jamais cachés du fait que la spiritualité jouait un rôle dans leur engagement, leur façon de mener leurs combats et leur capacité à persévérer face aux (nombreux) obstacles que leurs ennemis politiques jetaient sur leur chemin.

Tout le monde est d’accord pour dire que la lutte, c’est épuisant : la spiritualité consciente peut être une pratique qui nourrit, répare, encourage.
La spiritualité permet de résister au cynisme, de puiser de la force et surtout de se décentrer, de voir plus grand que soi.
C’est aussi une façon de nous connecter à une temporalité qui nous dépasse, et de redonner une place différente aux êtres vivants et plus largement, à la figure de l’Autre.
Voir comment l’Autre fait partie de soi, inévitablement.
C’est ça qui me paraît si important, si fondamental, que la pratique spirituelle facilite – et qui s’effrite rapidement quand quelqu’un fait de son intellect ou de sa sensibilité la mesure de toute chose : la rencontre de l’autre.
Là où le fascisme essaie de rétrécir nos horizons, de nous faire croire que rien d’autre n’est possible que la haine de ce qui ne nous ressemble pas et la lutte à mort, la spiritualité nous rappelle qu’un autre monde est possible, que nous sommes capables de mieux.
La spiritualité nous oblige à nous souvenir que nous ne savons pas tout.
Que vous partagiez cet intérêt ou pas, je suis curieuse de vous lire et de savoir ce que le sujet vous inspire : quel est votre rapport à la religion d’une part, et à la spiritualité d’autre part ?
Cet article clôt notre série sur les façons de résister au fascisme et au désespoir.
On a déjà parlé de :
l’écart entre nos représentations du fascisme et sa réalité, et du genre de parole qui reste nécessaire,
du concept de “crise” et de ce qui pourrait le remplacer (+comment on fait avec la dissonance cognitive),
ce qu’il faut avoir chez soi pour ne pas être trop dans la mouise en cas de gros pépin comme ce qui s’est passé en Espagne et au Portugal hier — vous risquez de développer une obsession pour les allumettes, je préfère vous prévenir,
comment on peut faire communauté sans aller vivre dans une ferme autogérée (avec un petit exercice pratique),
7 ajustements rapides à faire dans notre utilisation des smartphones et des réseaux sociaux, en attendant le jour où on les abandonnera complètement.
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J’envoie ce vendredi à 9 heures le replay du dernier atelier, écrire avec les animaux — pile à temps pour le faire ce weekend.
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Ça fait du bien de te lire Louise sur ce sujet! Pour moi le plus bel ouvrage sur la question dernièrement c’est Yuna Visentin, Spiritualités radicales chez Divergences. Tu l’as peut-être lu? Jamais un essai ne m’a tant ému je crois.
Merci Louise pour ce post qui dit globalement tout ce que je pense au sujet de la spiritualité comme outils de nos luttes, ça fait du bien de lire cela. Je tire les cartes de tarot et je dois dire que je me sens souvent le cul entre deux chaises entre le milieu spirituel et celui du militantisme, alors que dans ma pratique les deux sont main dans la main. Je repartage de suite ton article ! 😘