"J’étais très seule"
Entretien avec Erika Nomeni, autrice de "L'amour de nous-mêmes" (éd. Hors d'Atteinte, 2023)
Ce qui se passe en ce moment, en France, est d’une violence sidérante.
Pour une partie de la population, le meurtre raciste d’un jeune homme est un motif de réjouissance, qui justifie de soutenir financièrement la personne qui l’a tué.
Pour d’autres, la complicité raciste se joue sur un autre mode : celui du silence.
On baisse la tête, on détourne les yeux, on fait le dos rond. On continue de poster des stories sur nos nouvelles chaussures, qu’on entrecoupe d’un tweet qui condamne le racisme, qu’on fait suivre d’un post sur les inégalités salariales homme-femme.
On compte – sans trop se l’avouer – sur l’appareil d’Etat pour « ramener le calme ». On compte – sans trop se l’avouer – sur les barrières socio-économiques pour que ce ne soit pas dans nos (beaux) quartiers que de jeunes personnes en colère viennent cramer des voitures.
Evidemment, un tel moment m’interroge sur mon rôle. Sur mes valeurs. Sur l’utilité du travail que je fais ici.
Sur l’espoir que je peux continuer de placer en un monde meilleur. Sur la confiance que je peux avoir en mes proches, et mes moins proches, pour ne pas toustes devenir les sombres collabos d’un système meurtrier. Sur ma part de complicité.
Je n’ai pas de réponse définitive.
Tout ce que je sais, c’est que le combat peut prendre des visages divers et que le désespoir est parfois, lui aussi, une forme de lâcheté.
Alors je ne vais pas y céder. Je vous demande, vous mes lecteurices blanc·hes, de ne pas y céder. Arrêtez de dire que tout est foutu avec un visage fermé. Donnez votre argent aux causes antiracistes. Bougez-vous.
Et lisez des auteurices qui ouvrent vos horizons. Lisez Fatima Ouassak, Hanane Karimi, Kiyémis, Christelle Murhula, Racha Belmehdi, Douce Dibondo et Erika Nomeni. Parmi tant d’autres.
Elles ne disent pas la même chose ni de la même façon mais toutes, elles nous aident à nous extraire du confort poisseux de la blanchité. Avec intelligence, avec courage, avec honnêteté.
C’est avec Erika Nomeni que j’ai eu la chance de parler une petite heure, il y a quelques semaines. On a discuté d’écriture bien sûr. De solitude aussi.
J’avais eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de son livre, L’Amour de nous-mêmes, juste ici. C’est un très beau premier roman, paru aux éditions Hors d’Atteinte, qui parle d’aimer depuis les marges et surtout de (ré)apprendre à s’aimer quand tout te hurle que tu n’en as pas le droit.
C’est aussi, avec beaucoup de subtilité, une réflexion sur ce que veut dire, au fond, le statut de dominant·e et celui de dominé·e.
Je vous propose un concours pour gagner deux exemplaires de ce livre : un pour vous, un pour une personne avec qui vous voudriez partager ce cadeau.
Il faut s’inscrire à la newsletter de la maison d’édition Hors d’Atteinte, juste ici, et commenter ce post. Je tirerai la personne gagnante au sort jeudi soir.
On commence avec un grand classique : depuis quand écris-tu ?
Au départ, je dessine. J’ai fait de la bande dessinée… et j’ai dû trouver des choses à écrire dans les bulles.
Et puis à 19-20 ans, j’ai acheté une guitare, et j’ai essayé de faire de la musique. J’ai cassé le manche de la guitare parce que je ne savais pas l’accorder !
Je n’avais pas d’argent pour en acheter une autre, mais je voulais quand même faire de la musique. Alors j’ai commencé à faire du beatmaking assisté par ordinateur, parce que j’avais un ordi. Et j’ai fait du rap parce que c’était ce que j’écoutais, même si je n’écoutais pas que ça. J’ai composé des instrus et, pour les tester, je voulais faire du rap dessus.
C’est comme ça que je me suis mise à écrire du rap, vers 2013-2012.
C’est intéressant, à chaque fois c’est comme si l’écriture était incidente et en même temps elle revient dans toutes tes pratiques artistiques !
Comment cette première pratique d’écriture, tournée vers la BD et le rap, s’est-elle transformée pour écrire un roman en plus de tout le reste ?
Déjà, quelques années se sont écoulées !
Entre les deux, il a fallu que j’apprenne à m’exprimer. Pas seulement parce que je voulais faire des trucs artistiques : je n’avais pas dans l’idée d’écrire un livre.
Mais parce qu’il s’est passé beaucoup de choses. J’ai vécu des choses très dures et il fallait que j’apprenne à parler de moi-même, à écrire. J’ai dû apprendre à répondre - pas réagir, mais répondre.
Mais il y avait quand même une forme de continuité. Quand tu es rappeuse, tu es déjà une autrice ! L’expérience d’écriture du rap m’a permis d’accéder plus facilement à ce que je vivais, à mes émotions.
J’ai donc écrit un texte, de deux ou trois pages, sur les conséquences de la négrophobie à Marseille, dans ma vie personnelle comme dans ma vie publique, dans l’espace privé comme dans la rue.
Marie Hermann, une éditrice, l’a lu et m’a contactée en me proposant d’écrire quelque chose.
Je me suis dit : pourquoi pas ? ce serait marrant ! c’est quelque chose que je ne fais pas d‘habitude.
Je me suis aussi dit : « mais pourquoi je n’y avais pas pensé ? j’ai envie de parler de ce que je vis et je ne connais pas d’autres livres qui le font ! ».
En plus, je traversais un moment où je m’interrogeais beaucoup sur ce que je vivais dans mes relations amoureuses, sur mon manque d’estime de moi-même…
A partir de cette proposition initiale, comment tu as vécu l’écriture de ce livre ?
C’était dur, très dur. J’écrivais déjà mais je n’avais pas l’habitude d’écrire un roman. Je ne savais pas comment le faire.
J’ai essayé de chercher des guides pendant l’écriture. J’ai trouvé des trucs qui se rapprochaient de ce que je voulais faire, mais pas vraiment ce que je voulais écrire moi.
J’ai parlé de mes inquiétudes à mon éditrice, qui m’a fait rencontrer Medhi Charef. Il m’a conseillée. C’était bien…. Mais j’étais quand même très seule avec moi-même pour écrire ce livre.
Récemment, j’ai lu le livre de Christelle Murhula, Amours silenciées, et A propos d’amour de bell hooks. Tous ces livres, je ne savais même pas qu’ils existaient ! Ils sont d’ailleurs sortis assez récemment. Je n’avais pas non plus de zine, je ne connaissais pas tout ça.
Ce qui me soutenait, c’étaient mes discussions avec mes amis. Quand je parlais de mes peines de cœur, de ma place sur le marché de l’amour, ils me faisaient des retours, me disaient que je n’étais pas seule.
Comment, concrètement, tu t’es organisée pour écrire ce roman ?
On pourrait dire, ironiquement, que j’ai eu beaucoup de chance avec le covid ! La période pendant laquelle j’ai écrit, c’étaient les couvre-feux : d’une certaine façon, j’avais du temps.
Et puis, j’avais vraiment envie de prendre ce temps.
Je me réservais des moments où il fallait que ça sorte, que je sois seule avec moi et que j’écrive.
Je n’ai pas pris ça comme quelque chose de rigoureux, de douloureux ou de strict… Il y avait vraiment un truc de l’ordre de la libération. Pas forcément de la joie, mais plutôt de la libération.
Même si c’était dur, je brassais beaucoup de choses, je libérais des trucs.
C’était un travail que je devais faire. Tant mieux que je l’aie fait.
J’ai vu que tu avais été invitée dans beaucoup d’événements et le livre a eu un très bel accueil par le public et la critique.
Comment se sont passées la publication puis la promotion de ton livre ?
C’est la première fois que je sors un livre, c’est très nouveau pour moi. Et je suis encore dans la phase de promotion, alors c’est difficile de te faire une réponse !
Je ne m’attendais pas à ce que ça arrive, le bon comme le mauvais. Je suis très surprise de l’accueil réservé au livre, vraiment très étonnée.
J’ai écrit ce livre pour moi, mais aussi pour nous, et je n’arrive pas trop à dissocier le moi du nous. Je fais partie de ce tout.
Je me disais que moi, quand j’étais au lycée, je lisais déjà et que ça m’aurait fait du bien de savoir qu’on existe, de lire ce livre, de voir que c’était possible. Pour moi, c’était important d’envoyer ce message
J’avais donc très peur, en écrivant ce livre, que des personnes afrodescendantes, noires, africaines subsahariennes, ne comprennent pas ce que je disais. Dès que je me suis rendu compte que les gens avaient compris, j’ai ressenti un gros soulagement !
Ensuite, même si j’ai choisi un sujet universel, l’amour, je ne m’attendais pas, par exemple, à ce qu’une femme entre 40 et 50 ans me reconnaisse dans la rue après une rencontre à l’Alcazar et me dise : “je suis hétéro et blanche mais j’ai trouvé ça trop beau ce que tu disais, je n’ai pas encore lu ton livre mais j’ai trop hâte”.
Il y a plein de témoignages de personnes qui sont très éloignées de moi, qui me disent qu’elles ont lu le livre et trop kiffé. Ça me surprend et en même temps c’était ça aussi que je voulais montrer : on est des humains, on a des peines de cœur, des difficultés, mais on essaie de surmonter. Tout le monde peut le comprendre.
L’envers du décor, c’est aussi la violence que je reçois. Je ne subis pas du tout de harcèlement.
Mais le fait est qu’on attend des personnes noires, comme moi, qu’on fasse de la musique. À la limite, le rap, c’est l’endroit où on nous attend.
Écrire un livre, c’est comme si …. Je ne sais pas comment le dire. Les gens sont surpris. C’est là où on ne t’attend pas. Il y a un regard qui n’est pas tout à fait amical et qui n’est pas vraiment de l’animosité non plus. C’est cette surprise qui peut être déroutante…. Et parfois blessante.
Financièrement, comment ça se passe pour toi par rapport au livre ?
Mon éditrice a été très claire avec ça dès le début. Du coup, ça n’a jamais été un problème.
Très sincèrement, si ça avait été juste une question d’argent, je ne pense pas que j’aurais fait le livre. L'avance n'est pas très élevée et après tu touches 10 % sur les ventes. C’est rare qu’il y ait des milliers et des milliers d’exemplaires qui soient vendus. Le tirage du livre n’était pas non plus énorme, même si c’était pas mal pour un premier roman. Donc on gagne très peu d’argent.
C’est aussi pour ça que je continue de dire aux gens que moi, je suis pauvre. Je ne suis pas devenue riche en publiant un livre !
C’est peut-être bizarre de dire ça, je ne suis peut-être pas assez capitaliste, mais je m’en foutais. J’étais vraiment avec la bonne personne pour ce projet. Je n’étais pas exploitée : j’avais une possibilité de pouvoir m’exprimer et dire ce que j’avais envie de dire.
J’ai travaillé dans une radio - je l’ai quittée parce que j’ai envie de faire autre chose - mais j’ai un taf à côté, je fais des choses à côté, et c’est ça qui me rémunère.
Alors bien sûr, ce serait mieux que le travail d’autrice soit mieux rémunéré, que ce ne soit pas aussi galère, ce serait mieux de pas avoir à cumuler les tafs et de pouvoir vivre convenablement mais bon, ce n’est pas le cas…
Et ce n’est pas non plus le pire des trucs, dans le sens où la place que ça apporte, c’est quand même quelque chose de privilégié. Ça donne un autre statut. Ça rémunère beaucoup plus sur le plan symbolique que matériel.
On en a déjà un peu parlé tout à l’heure en évoquant ton processus d’écriture, mais je demandais s’il y avait des gens en particulier qui t’avaient soutenue dans l’écriture.
J’y pense parce que j’ai publié récemment un texte sur l’importance du soutien de maon époux·se dans mon travail d’écriture. Maintenant, je voudrais poser cette question aux auteurices que j’interviewe.
Alors, qui t’a soutenue – ou pas – dans l’écriture ?
J’étais très seule. J’étais seule, dans ma chambre, en train d’écrire.
J’aurais aimé avoir quelqu’un avec qui j’aurais pu discuter de ce que j’écrivais. Je pouvais le faire avec mon éditrice, bien sûr, et sincèrement c’est une super éditrice - mais j’aurais bien voulu quelqu'un avec qui en parler différemment.
J’aurais aimé pouvoir en discuter avec une femme noire, queer.
Je trouve que j’étais très seule avec moi dans cet exercice. Avec le recul, je me dis que ce n’était pas très normal. Par exemple, en lisant le livre d’Edouard Louis, Changer : méthode, je réalise que l’accompagnement qu’il a eu, je n’en ai jamais bénéficié, dans aucun des domaines artistiques dans lesquels je suis impliquée.
Je trouve ça triste !
Et c’est pour ça que les maisons d’édition comme Hors d’Atteinte sont importantes, pour qu’il y ait plus d’auteurs et d’autrices avec de profils différents et qu’on puisse s’entraider.
Ça m’a manqué et ça me manque vraiment.
Ces sont d’ailleurs des manques dont je remarque qu’ils sont tout le temps présents dans ma vie, à différentes échelles, et qui s’expliquent structurellement. Ce n’est pas seulement par rapport aux livres : je retrouve ce truc dans la musique, je le retrouve partout.
Il y a des figures, il y a des personnes qui me ressemblent un peu et qui ont fait des choses mais elles sont tellement éloignées de ma vie que je ne peux même pas les atteindre, ou très partiellement.
Tu as dû te former et expérimenter seule. Quel conseil tu aurais aimé entendre il y a quelques années ?
Je dirais un truc, qui a l’air évasif : “ne cherche pas, tu trouveras”.
Dans le sens où j’ai beaucoup cherché des gens comme moi, des roles models et plus je cherchais, moins j’avais l’impression de les trouver. J’ai arrêté de chercher, j’ai arrêté de courir, et je me rends compte qu’il y en a peu mais qu’il y en a.
La recherche peut être frustrante alors que, quand tu te laisses porter, tu profites de ce qui se passe pour toi… et du coup t’es pas essoufflée
Cette newsletter s’appelle Le Grain : ça t’évoque quoi ?
Une plante, de l'eau, un jardin. Un endroit qui évoque le repos.
Merci beaucoup, Erika.
Vous pouvez remporter deux exemplaires de L’Amour de nous-mêmes !
Il suffit de commenter ce post et de vous abonner à la newsletter de Hors d’Atteinte. Je tirerai la personne gagnante au sort jeudi soir.
Et si vous n’avez pas envie d'attendre ou que vous avez les moyens de l’acheter, je vous recommande trèèèès fortement de courir chez votre libraire vous procurer ce livre.
Cet entretien s’inscrit dans une série d’interviews avec des auteurices dont j’admire le travail, pour parler de l’écriture (et de ses conditions matérielles de production et de diffusion).
Pauline Gonthier, autrice des Oiselles sauvages, juste ici ;
Tal Madesta, auteur de La Fin des monstres (ed. La Déferlante, 2023), par là,
Maaï Youssef et Lucille Dupré, autrices de Lettres d'hiver, lettres d’été (éd. Belfond, 2023), là-bas.
Le but, c’est de vous (nous) donner l’envie et les outils pour commencer, ou poursuivre sur notre lancée.
Très envie de le lire, je participe!
Merci pour cet entretien. Je me suis inscrite à la newsletter de Hors d'atteinte et je participe bien volontiers au concours, j'aimerais beaucoup découvrir cette œuvre ! :)