Insolentes… ou indécentes ?
Vous pouvez faire le test : il y en a sûrement un ou deux dans votre bibliothèque
Je suis hyper gênée de publier ce post : je crains de me mettre des gens à dos.
Et en même temps, il me trotte dans la tête et dans le cœur depuis assez longtemps pour que je sache que, oui, ça en vaut la peine.
Alors allons-y.
A priori, le sujet a pourtant l’air plutôt consensuel : je voudrais vous parler de l’importance des maisons d'édition indépendantes.
Pour mémoire, une maison d'édition indépendante est une maison d’édition qui n’appartient pas à un grand groupe.
Or, “le paysage éditorial français est marqué par un «duopole», formé par les groupes Hachette et Editis”.
Ce n’est pas moi qui le dit, c’est un rapport de commission d'enquête du Sénat (pas le pire repère de l’ultragauche, donc).
Ces deux grands groupes, Hachette et Editis, produisent et diffusent une part très substantielle des livres publiés en France. Ils sont contrôlés par des gens qui ne sont pas les plus grands fans du débat d'idées, ni du féminisme, ni de l'intersectionnalité : Hachette, en particulier, appartient désormais au groupe Lagardère qui est dirigé par… Vincent Bolloré.
Oui oui, celui-là même. Le type qui finance Eric Zemmour et Cnews.
Face à ces grands groupes très puissants sur le plan politique, économique, symbolique (en termes d’accès aux prix littéraires notamment), les maisons indépendantes se battent avec beaucoup d’audace, pas de thunes et une bonne dose d'épuisement.
C’est pour cela qu’elles ont été, pendant longtemps, les seules à publier des textes féministes. Elles restent quasi les seules à proposer des textes antiracistes contemporains – pas toutes et pas suffisamment, mais ce sont les seules à le faire.
Essentielles à la survie d’un débat intellectuel et politique digne de ce nom, leur équilibre économique est précaire : ces maisons prennent des risques, s’aventurent dans des territoires où le grand public n’est pas toujours prêt à les suivre.
Sujet plutôt consensuel, disais-je : sur le papier, tout le monde est d’accord pour critiquer les grands groupes et chanter les louanges des maisons indépendantes.
Ce qu’on dit beaucoup moins, en revanche :
Un certain nombre de maisons d’édition, dont la communication laisse penser qu’elles sont indépendantes et de gauche…
Appartiennent en réalité à l’un ou l’autre de ces deux conglomérats.
Attention, ne vous laissez pas leurrer par le nom qui est inscrit sur la couverture de votre bouquin : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas écrit Hachette en toutes lettres que ce n’est pas Hachette qui a financé le livre et qui recueillera les fruits de la vente.
En effet, ces grands groupes possèdent de multiples sous-marques qui donnent l'illusion d’une diversité éditoriale. L’illusion seulement.
Par exemple, si vous achetez un bouquin de Virginie Despentes chez Grasset, vous donnez de l’argent à Hachette Livre, c’est-a-dire à Lagardère, donc à Bolloré.
Dépité·e, vous vous rabattez sur un livre de Mona Chollet chez Zones ? Encore raté. C’est en réalité à Editis que vous filez votre argent.
Ouille.
Les grands groupes se sont même dotés de sous-marques explicitement labellisées “féministes”.
Je pense en particulier à la maison d'édition Les Insolentes, qui appartient à Hachette, par exemple.
Leur pitch : “La société actuelle décryptée par des plumes féministes.”
Leur pitch, s’il était complet : “La société actuelle décryptée par des plumes féministes… et financée par un énorme conglomérat, dirigé par un milliardaire d’extrême-droite”.
Normalement, à ce stade de votre lecture, vous vous grattez la tête d’un air perplexe.
Pourquoi des hommes d’affaires du genre de Vincent Bolloré financeraient-ils une maison d’édition qui publie des textes féministes ? Vévé se serait-il découvert une passion tardive pour l’émancipation de toustes ?
Bah… pas vraiment.
La création (tardive) de ces sous-marques “féministes” répond à deux logiques.
Déjà, elle s’inscrit dans les mathématiques simples du profit.
Il se trouve que le féminisme est devenu un sujet visible, qui fait vendre des livres. Ces marques ne répondent à aucun engagement durable, mais bien à une logique opportuniste, celle de la rentabilité, qui nécessite d’exploiter un marché : celui des féministes qui achètent des livres.
Ensuite, ces marques “féministes” jouent un rôle un peu plus pervers.
En occupant le terrain jusque-là réservé aux maisons indépendantes, avec une force de frappe financière et marketing sans commune mesure avec celles-ci, les sous-marques féministes des grands groupes s’approprient à la fois leurs lecteurices et leurs auteurices.
Très concrètement, elles occupent l'espace sur les tables de librairie et dans les espaces de ventes grand public, type Fnac ou Cultura.
Et elles asphyxient les maisons indépendantes à petit feu.
Enfin, il faut se demander ce que vont devenir tous ces livres féministes et engagés, dont les droits sont détenus par des grands groupes, quand le vent va tourner.
Les éditeurs pourraient par exemple très bien les maintenir en impression à la demande. Ils seraient donc légalement « sur le marché » et les auteurices ne pourraient pas reprendre leurs droits, mais dans les faits, ces ouvrages deviendraient invisibles et inaccessibles.
Se faire des thunes sur des auteurices et les lecteurices féministes en profitant de l’arsenal médiatique et financier de Hachette…
Tout en écrasant au passage le travail que des maisons indépendantes effectuent courageusement depuis des années…
Vous trouvez ça insolent, vous, ou indécent ?
Pour finir – et là on entre en zone rouge en termes d’acceptabilité sociale de ce que je raconte :
J’observe que beaucoup de personnes plus ou moins connues, situées à gauche de l'échiquier politique, choisissent de publier un livre chez des marques appartenant à un grand groupe éditorial.
Souvent, les auteurices publiés par ces maisons d’édition disposent d’une certaine audience sur les réseaux sociaux, ce qui assure un retour sur investissement à la maison d’édition (l’objectif principal étant quand même, in fine, de se faire des thunes, ne l’oublions pas).
Si on reprend l’exemple des Insolentes, elles signent tout un tas de personnes intéressantes.
Faites le test : vous possédez sûrement un ou deux exemplaires de livres publiés par cette maison dans votre bibliothèque.
Je trouve que cette situation est triste et carrément frustrante.
Comprenez-moi bien : je saisis tout à fait pourquoi on peut avoir envie de signer un contrat d'édition avec n’importe quelle maison, y compris une maison appartenant à un grand groupe.
Déjà parce qu’on peut ne pas bien connaître le paysage éditorial : c'était mon cas il y a quelques années. Très franchement, à l'époque j’aurais signé chez à peu près n’importe qui du moment que mon premier roman les intéressait. Je ne comprenais rien à ces histoires, je pensais que toustes les éditeurices étaient de gros·ses snobs qui habitaient dans le centre de Paris et gagnaient plein d’argent sur le dos d'écrivain·es sous-payé·es.
(LOL.)
(J’imagine mon éditrice entre rires et larmes en lisant cette description).
Ce n’est que dans un second temps que je me suis dit : tiens, et si je googlais “maison d'édition féministe indépendante”, pour voir ? J’ai atterri chez Hors d’Atteinte et j’ai eu bien de la chance. Il y en a plein d’autres qui font un merveilleux travail : Blast, Shed, Cambourakis, Divergences, Ixe, Le Cavalier bleu, Daronnes, Gorge bleue, éditions Les Grillages… (et mille autres que j’oublie ou ne connais pas encore : n’hésitez pas à les citer en commentaire.)
Un autre truc qui joue en faveur des gros groupes par rapport aux maisons indépendantes, c’est qu’ils ont souvent des moyens financiers plus importants. Je veux dire : ils versent de (bien plus) gros à-valoir. Sans être vénal·e, il faut reconnaître que oui, les thunes, ça compte.
Pour finir, on n’a pas toujours vraiment le choix entre “gros groupe” et “maison indépendante”. Concrètement, il est très possible que votre livre soit compatible avec le calendrier éditorial d’un grand groupe et pas celui d’une maison indépendante. On ne va pas non plus renoncer à la publication, en mode victime sacrificielle, à cause de ça.
Mon propos n’est donc pas du tout de jeter l’opprobre sur les auteurices qui ont fait ce choix, pour toutes ces raisons et mille autres sans doute.
Surtout pas sur les auteurices débutant·es ou minorisé·es qui, je crois, se débrouillent comme iels peuvent dans un monde éditorial très étrange.
Le dernier truc à faire dans cette situation (merdique) serait de s’insulter entre auteurices comme si tout ce sujet relevait de choix individuels alors que le problème dépasse largement les décisions personnelles d’une poignée d’écrivaines féministes.
Mais j’aimerais vraiment qu’on en discute.
Déjà pour que, du côté des lecteurices, vous sachiez bien où va votre argent quand vous achetez un bouquin dont le contenu est certes féministe et engagé, mais dont la structure de production et de diffusion profite à Bolloré ou à d’autres magnats de l’industrie éditoriale dont l’objectif tient en trois mots : profit, profit, profit.
Ensuite afin que, du côté des auteurices, en particulier celleux qui ne sont pas encore très familier·es avec ce milieu et ces enjeux, on puisse se renseigner avant de signer un contrat – le consentement, le vrai, doit être éclairé. Chacun·e fait ses choix, certes, mais c’est mieux quand on comprend leurs conséquences, vous trouvez pas ?
Enfin pour que, à un niveau citoyen, on commence à s’interroger sur ce qu’on pourrait faire pour réduire le pouvoir de ces conglomérats éditoriaux… voire les réduire en poussière. Un premier truc évident consisterait bien sûr à cesser d’acheter leurs livres. Mais si on voulait aller plus loin, de quel genre de lois on aurait besoin ? Comment s’organiser ?
Voilà.
Vous, maintenant, vous savez.
Vous seriez d’accord pour faire passer le mot ?
Cet article s’inscrit dans une série sur l’écriture et la créativité. Parce que les enjeux économiques de la création et de la diffusion des œuvres littéraires font aussi partie de l’écriture :)
Si le thème vous intéresse, voici les trois épisodes précédents :
Personne ne viendra vous sauver : l’artiste qui rencontre le succès comme ça, sans l’avoir cherché, presque malgré lui, n’existe pas.
“Pour créer, il faut du temps” : entretien avec l’illustratrice Clémence Delorme, qui donne des conseils frappés au coin du bon sens pour celleux qui pensent à se lancer dans une carrière créative.
L’émotion taboue : et si la jalousie n’était pas un obstacle mais un tremplin pour votre créativité ?
Je lance aussi une série d’interviews avec des auteurices dont j’admire le travail, pour parler de l’écriture (et de ses conditions matérielles de production et de diffusion). Vous pouvez retrouver le premier entretien avec Pauline Gonthier, autrice des Oiselles sauvages, juste ici.
P.-S. : si vous avez été contacté·e par une maison d’édition pour publier un livre sur des thématiques féministes ou de gauche, et que vous vous demandez si cette maison est indé, que vous avez besoin d’un éclairage ou de conseils sur la façon de procéder : vous pouvez m’écrire. Je ferai de mon mieux pour vous aider.
P.-P.-S. : Je n’ai pas trop parlé de la fusion Editis - Hachette parce que, très franchement, je n’y comprends pas grand chose et je ne voulais pas vous raconter n’importe quoi. Dans les grandes lignes : Vincent Bolloré possédait auparavant Editis via le groupe Vivendi. Il a acquis Hachette, aboutissant à une situation monopolistique contraire au droit européen. Du coup, il doit revendre Editis pour garder Hachette. La fusion n’aura pas lieu, mais le duopole demeure, et tous les problèmes qui vont avec : financiarisation, hégémonie médiatique facilitée grâce aux conglomérats éditeurs/médias, position dominante permettant d'imposer ses conditions à toute la chaîne du livre au détriment des indépendants…
P.-P.-P.-S : Cet article s’est enrichi au gré de discussions avec mon éditrice, Marie Hermann, des éditions Hors d’Atteinte (indépendantes évidemment). Merci à elle pour son point de vue éclairant, engagé et franc.
A ma connaissance, deux autres personnes osent prendre la parole sur ce sujet et je me permets de les citer parce qu’on n’est pas si nombreuses :
Soazic Courbet, de la librairie L’Affranchie, à Lille - vous pouvez entendre son interview par Nathalie Sejean juste là (pas spécifiquement sur ces enjeux, plutôt sur la création et la gestion de sa librairie).
Irene García Galán, autrice de deux très très bons livres, La Terreur féministe et Hilaria (éd. Divergences — un éditeur indé of course !). D’ailleurs, si vous avez envie de lire un texte sur l’insolence féministe, la vraie, je vous conseille ce post qui m’a donné la chair de poule.
Citons également les fabuleuses maisons Exemplaire et La ville brûle bien sûr…
Et n'oublions pas Binge Audio Editions, qui a publié sept essais explicitement féministes, comme ceux de la "collection sur la table" (exemple : "Sortir de l'hétérosexualité", de Juliet Drouar). La liste complète est disponible ici : https://boutique.binge.audio/