"L'écriture, c'est un muscle"
Entretien avec Joyce Rivière, autrice de Votre Monde en cendres (éd. Blast, 2023)
Pendant longtemps, la poésie m’a ennuyée.
A mort.
J’étais une lectrice extrêmement assidue (voire compulsive), mais ce qui m’intéressait, c’était exclusivement la fiction, les histoires, les intrigues. Ce que vivaient les personnages des livres m’aidaient soit à faire sens de ma propre vie, soit à m’en échapper. Dans les deux cas, jackpot.
Mais alors, la poésie… Je ne voyais pas du tout l’intérêt.
Je pensais que le but, c’était juste de faire joli. Une littérature décorative, en quelque sorte.
Donc un art accessible uniquement à une toute petite élite de personnes contemplatives, éthérées, déconnectées du réel et de ses exigences.
Joyce Rivière fait partie des poètes·ses qui m’ont réconciliée avec leur art.
Parce que ses textes sont touchants et tranchants, à la fois très directs et d’une grande sophistication.
Parce qu’elle parle de sujets qui me touchent et qu’elle en parle sans détours, sans faux-semblant, sans dresser entre elle et moi une muraille faite de mots compliqués et d’inutile préciosité.
Je l’ai découverte sur Instagram, suivie sur Patreon et un beau jour, j’ai vu que son nom apparaissait sur l’une des couvertures de Blast, une maison d’édition queer de très haute voltige. Le titre : Votre Monde en cendres.
Joie !
J’ai adoré ce recueil. Il est relativement court mais je l’ai savouré lentement, pour mieux en profiter.
Achetez-le.
Vous y lirez la queerness, l’amour, la rage et la tendresse. C’est exactement ce dont on a besoin, en ce moment, pas vrai ?
La parution de ce recueil m’a servi de prétexte pour faire ce dont j’avais envie depuis longtemps : une interview avec Joyce.
Bonne lecture !
Depuis quand écris-tu ?
Bon, c’est un peu bateau de dire ça mais j’écris depuis toujours.
L’écriture assumée en tant qu’écrivaine, ça fait 5 ans à peu près, notamment après la lecture de Peau de Dorothy Allison. Elle vient d’un milieu prolo et moi aussi. Elle m’a permis d’assumer l’écriture et de me saisir de ce truc performatif : si tu écris, tu es écrivaine.
Avant Allison, et avant d’autres autrices, j’avais ce problème, qu’on traverse toustes dans le milieu queer, de légitimité.
J’ai grandi avec des figures écrasantes : Baudelaire, Rimbaud, Bonnefoy. La poésie me semblait avoir une assise masculine, hétéro, académique, avec des références très bourgeoises, très consacrées. C’était dur de voir quelle pouvait être ma place là-dedans. Allison m’a aidée.
Ce qui a été hyper important pour moi aussi, c’est de lire Jean Genêt : c’est une écriture qui assume une trivialité, entre le sale et le beau, entre des mots triviaux et des mots précieux. Et puis il y a le travail de RER Q, ou celui de Gorge Bataille – ce sont des références vraiment assumées.
La genèse c’est ça, ce sont des rencontres de lecture qui m’ont permis de penser : “OK, on y va. Je suis écrivaine, je suis dans une pratique d’écriture régulière, que je n’abandonne pas. Je ne tiens pas juste un journal intime, j’ai l’objectif de faire entendre une voix et une plume.”
Concrètement, comment s’est passée l’écriture de ce recueil ? Comment tu t’es organisée pour écrire ?
Le recueil compte de nombreux “fagments” (N.B. :jeu de mot entre “fag”, pédé en anglais, et fragment) : je voulais assumer le côté fragmentaire, car c’était une période où l’écriture n’était pas évidente, pendant le confinement.
D’ailleurs, c’était dur pour moi d’entendre des gens dire que le confinement, c'était le bon moment pour écrire : OK, mais à condition d’avoir les moyens matériels de supporter la situation, qui était super anxiogène !
Quand ça vient pas, je ne force pas. Je ne suis pas genre Nothomb qui se pose pendant plein d’heures pour écrire. J’y arrive pas, et j’ai aussi une activité militante qui m’empêche de faire ça.
Tu as écrit ce recueil et tu écris aussi régulièrement sur les réseaux sociaux.
Tu pourrais nous parler de ta présence sur Patreon et Instagram ? Comment tu situes le travail d’écriture que tu mènes là-bas ?
Il y a plusieurs niveaux de réponse à ta question.
D’abord, aller sur les réseaux sociaux, c’était faire un peu comme les performeuses féministes fin des années 1970, début 1980 – elles ont investi le champ de la performance parce que le champ artistique officiel, le théâtre, était occupé par les mecs cishétéros (aujourd’hui, c’est un peu différent).
Instagram, les réseaux sociaux, le blog, ce sont des lieux de diffusion, ce sont des espaces à occuper faute de pouvoir en occuper d’autres.
Ensuite, c’est une façon d’opposer le lyrisme face à une mode qui me soûle un peu de la “poésie Instagram”, qui, je trouve, appauvrit parfois les mots et participe du sensible commun, qui fait l'unanimité : “le soleil brille”.
A mon sens, le premier intérêt de la poésie, c’est de transformer le réel, de déplacer le regard, et de convoquer d’autres imaginaires. Quand j’étais môme, j’allais souvent à la bibliothèque après mes cours de lycée et il y avait encore des sections dans les bibliothèques dites de l’Enfer, c’est-à-dire un endroit avec la littérature licencieuse et interdite. Un jour, je ne me souviens plus du titre, je suis tombée sur un recueil de Pär Lagerkvist, juste un vers qui m’a beaucoup touchée et frappée et je me suis dit : si un jour j’écris un livre, je veux qu’il ait cette fonction-là. Qu’une personne ouvre ce livre au hasard et qu’elle soit touchée, que ça puisse modifier un point dans son expérience du monde.
Sur Instagram, j’essaie de faire exister cette poésie-là.
Enfin, il y aussi une stratégie marketing sur Instagram, il faut pas se mentir. Quand les personnes que je rencontre ont une pratique artistique, je leur demande direct si elles ont un compte Instagram et ça permet de faire de la diffusion, de rester en contact. Il y a des libraires qui sont abonné·es à ma page, des maisons d’édition aussi, et d’ailleurs c’est comme ça que j’ai contacté Blast, ma maison d’édition.
Je suis un peu désillusionnée de Patreon : pour engranger de la thune, Patreon c’est mieux pour des journalistes. La poésie ça vend pas, ça reste marginal. Mais c'était aussi un endroit expérimental : j’ai essayé des écritures, j’ai pu voir la réception. Sans calibrer mon écriture par rapport à ça, j’ai pu voir ce qui bottait en touche.
Tu viens d’évoquer le fait que ta publication chez Blast est aussi passée par Instagram.
Tu peux nous en dire plus là-dessus ? La publication, c’était important pour toi ?
Je les suivais depuis un moment.
Pour moi à ce moment-là, c’était pas forcément évident de les contacter, pour des raisons de légitimité. J’ai lu des livres de Blast et je me disais : "Ah, ces gens, ils écrivent mieux que moi." Ça prend du temps d’arrêter de se comparer aux autres, je suis encore dedans mais moins.
Je les ai finalement contactées et ça a pris un petit temps. J’ai envoyé un email. Ça paraît facile de le dire, mais c’est vraiment comme ça que ça se passe : il faut y aller, contacter des maisons qu’on aime, s’attendre à des refus et à des absences de réponse.
C’est important de dire qui est Blast : ce sont deux personnes qui font ça bénévolement. Iels ne sont pas payées, iels font ça à côté de leur travail alimentaire. Iels ne veulent pas engager d’autres personnes car iels ne veulent pas soumettre d’autres personnes à du travail gratuit.
C’est une maison d’édition hyper importante. Je rejoins Wendy Delorme qui dit que Blast fait histoire dans le champ de la littérature en France. Cette maison arrive à poser une ligne cohérente d’édition de nouvelles littératures queers.
Il y a aussi un réseau affinitaire : on est féministes, on est queers, on est décoloniales. C’est important de le souligner, d’autant plus qu’avec la situation en Palestine, la question décoloniale on ne peut vraiment plus passer à côté.
Tu as mentionné le fait que les deux personnes qui s’occupent de Blast sont bénévoles.
J’aimerais que tu nous parles aussi de ta situation financière en tant qu’autrice.
Je suis au RSA, avec le statut d’artiste-autrice. Je ne vis pas du tout de ce que je fais pour le moment. Je me considère plutôt comme pauvre.
Du coup c’est vraiment pas évident. D’autant plus qu’en ce moment, je suis dans une pause d’écriture parce que je m’investis beaucoup en termes de lutte pour la cause palestinienne.
Il est légendaire d'imaginer que le milieu queer artistique parisien est un milieu bourgeois. Oui, des gens riches, il y en a, c’est sûr, mais je connais plein de gens qui galèrent.
Ce n’est pas parce qu’on se retrouve exposées dans un salon queer ou même au Palais de Tokyo que tout est facile. Le directeur du Palais de Tokyo empoche du capital symbolique sur les queers qu’il invite mais ne les rémunère pas correctement. Le milieu de l’art s’intéresse au milieu queer pour se donner une image respectable, mais ça va pas plus loin. C’est de la segmentation marketing pour eux. “On a notre gouine, notre pédé, notre trans”.
L’exposition "Over the Rainbow" à Beaubourg, par exemple, j’ai beaucoup aimé, mais on trouve ça extraordinaire d’avoir une exposition de temps en temps alors que nous les queers on fait partie du paysage, on devrait être là tout le temps, pas juste quand on s’intéresse spécifiquement aux queers. Les institutions devraient rattraper leur retard au lieu de faire un truc estampillé queer une fois par an, en payant mal voire pas du tout les artistes.
Pour revenir a ma situation personnelle, c’est d’autant plus difficile d’être pauvre que la loi travail a été votée et que je vais devoir à partir de l’année prochaine fournir du travail gratuit, 15 heures hebdomadaires. Ce sont 15 heures volées, 15 heures d’écriture ou de lecture qui passent à la trappe chaque semaine.
Je ne sais pas du tout comment ça va se passer, ce que les prochaines années nous réservent.
Il faut vraiment qu’on arrive à faire front commun, qu’on refuse les tentatives extérieures et internes de nous diviser. Je pense notamment aux attaques incessantes contre LFI – je ne suis pas dans ce parti-là, mais c’est un parti qui tient une ligne de rupture et de résistance face à toutes les injonctions de l’ordre bourgeois à adhérer à un certain narratif qui va dans le sens de leurs intérêts.
Les fachos sont là. Le collectif antifasciste de Lyon, La Gale, a été dissous. L’extrême droite historiquement antisémite se refait une image fréquentable. On vit vraiment un moment qui va être très compliqué, avec une répression de plus en plus dure.
En plus je trouve que le milieu artistique a des revendications assez pauvres sur la Palestine en ce moment. Je veux dénoncer ce silence scandaleux du milieu de l’art sur ce qui se passe. On l’oublie mais les artistes palestiniens existent. Je ne le dis pas pour prétendre qu’il faut sauver les artistes avant les autres, pas du tout, mais pour rappeler que ces personnes bombardées dans l’indifférence ont une vie, une humanité, une diversité.
Désolée, j’ai un peu dévié.
Non, au contraire, c’est pile dans le sujet qui m'intéresse : les conditions matérielles de production et de diffusion de l’Art.
J’ai entendu, il y a pas longtemps, des artistes parler de “paysages dévastés”, en poétisant ce qui se passe en Palestine.
Ce qui se passe c’est atroce, des bébés qui meurent dans des couveuses, des enfants qui cherchent leurs parents sous les décombres, donc parler de “paysage désolé” c’est poétiser la situation et invisibiliser la part corporelle, nécropolitique de ce qui se passe.
Il faut dire le mot génocide. Ne pas le faire, c’est de la lâcheté et c’est aussi de l’adhésion au discours bourgeois d’infantilisation, de décorporalisation des personnes palestiniennes.
Ce silence est aussi, pour une part, opportuniste : prendre position, c’est aussi, potentiellement, se tirer une balle dans le pied.
Tu soulignes qu’on est dans un moment politique compliqué et je suis d’accord. On a besoin de solidarité. Tu évoquais tout à l'heure un réseau affinitaire.
Qui te soutient dans ton engagement et ton travail artistique ? Tu peux développer ?
Je parle d’un réseau affinitaire par opposition à un réseau d’intérêt. C'est un réseau d’organisation : on a des sensibilités politiques communes, on construit un lien politique, pour mettre en avant le travail des copaines.
Vu que la stratégie bourgeoise consiste à créer des réseaux d’intérêt qui servent un agenda pas nécessairement précis mais avantageux pour eux, on ne peut pas rester isolée face à cela. C'est ce qu'ils veulent : le néolibéralisme encourage la solitude – une solitude subie, pas choisie. Cela nous empêche de nous organiser, nous divise et nous fait nous entre-déchirer.
La construction d'un réseau affinitaire est donc essentielle, en tant que féministe. Nous faisons de la politique avec nos émotions, avec nos corps, et nos corps et nos émotions sont attaquées par l’ordre hétéro bourgeois blanc. Donc la question du réseau est centrale à mon sens. Sans ça, on ne peut pas tenir.
La littérature trans est un exemple de cela, avec le travail de altfem. Ce sont des femmes trans qui décident d'écrire collectivement sur une thématique précise. Cela montre des sensibilités, des écritures, des subjectivités politiques et poétiques qui, d'ordinaire, ne sont pas visibles dans les espaces consacrés. Cela nous permet de faire face au monde de l’art bourgeois où les gens se font de la pub entre eux, s’auto-congratulent, se référencent, et quand l’un est attaqué, l’autre le défend.
On doit absolument s’organiser. On existe, nos corps et émotions existent, on va les montrer et se donner de la force entre nous en rendant présents ces réalités.
Il faut aussi lutter contre les institutions, qu'elles soient queer ou pas, qui nous mettent en concurrence avec distribution de prix. C’est génial de recevoir un prix, mais il faut refuser cette mise en concurrence, cette stratification qui ensuite bloque les organisations collectives.
Quels conseils donnerais-tu à celles et ceux qui veulent se lancer dans l'écriture ou la poésie ?
Déjà, la question de la légitimité, il faut vraiment l’abandonner. À partir du moment où tu as une sensibilité et des émotions, tu as une légitimité. L’ordre bourgeois met très peu en avant les émotions, la sensibilité. Kathy Acker a vraiment visibilisé la question de la sensibilité dans l’écriture par rapport à un ordre hégémonique qui essaie de l’écarter.
Un conseil que je donnerais, c'est d'aller à des ateliers d’écriture. Ils permettent de commencer à élaborer une écriture. Laura Vazquez propose des ateliers d’écriture hebdomadaires gratuits qui sont hyper travaillés, avec des références poétiques peu connues. On découvre de nouvelles références littéraires et poétiques qui nous font du bien. C'est un espace collectif où on découvre les autres, une jonction entre pratique de création individuelle et un champ collectif, de réception et de partage.
Ensuite, j’aurais tendance à considérer que l'écriture est un muscle. Ça se développe. Il arrive d’écrire des trucs pas fameux, ça fait partie du processus. Il y a aussi une habitude, une réflexion permanente autour de cette écriture qui se crée, qui permet d’arriver de mieux en mieux à préciser ses mots.
Beaucoup de gens me disent que la poésie c’est tellement difficile, qu’il faut savoir bien écrire, qu'il faut maîtriser la métrique, mais pas tellement, c’est juste un muscle ! Audre Lorde disait : "La poésie n’est pas un luxe" (dans Sister Outsider). Je trouve ça hallucinant qu’on s’imagine que la poésie c’est une pratique de bourgeois.
C’est une pratique pauvre : écrire un poème, on peut le faire dans la journée. Un roman, en revanche, ça demande une implication quotidienne. C'est un travail très conséquent et suivi, qui demande des conditions matérielles très particulières.
Il faut réussir à penser la poésie comme un art de la pauvreté, quelque chose qui n'est pas si compliqué que ça.
Cette newsletter, dans laquelle l’interview sera publiée, s'appelle Le Grain – ça t’évoque quoi ?
Le grain de la voix, l'ampleur de la voix, sa particularité, sa singularité. Personne n'a la même voix.
Merci beaucoup, Joyce !
J’espère que cet entretien vous a permis de découvrir le “grain” de la voix de Joyce Rivière et donné envie de lire sa poésie.
Pour vous procurer son recueil, Votre Monde en cendres, c’est par ici :
Cet entretien s’inscrit dans une série d’interviews avec des auteurices dont j’admire le travail, pour parler de l’écriture, et de ses conditions matérielles de production et de diffusion :
Pauline Gonthier, autrice des Oiselles sauvages (éd. Julliard, 2022) ;
Tal Madesta, auteur de La Fin des monstres (éd. La Déferlante, 2023) ;
Maaï Youssef et Lucille Dupré, autrices de Lettres d'hiver, lettres d’été (éd. Belfond, 2023) ;
Erika Nomeni, autrice de L’Amour de nous-mêmes (éd. Hors d’Atteinte, 2023) ;
Lou Eve, autrice de Sous les Strates (éd. Les Escales, 2023) ;
Lauren Delphe, autrice de Faite de cyprine et de punaises (éd. Ixe, 2022) ;
Tiffany Cooper, autrice de L’Amour est partout (éd. Eyrolles, 2023)
Le but, c’est de vous (nous) donner l’envie et les outils pour se lancer dans l’écriture, ou poursuivre sans se décourager.
S’il y a des questions que vous voudriez voir abordées, n’hésitez pas à m’écrire pour me le dire.
Super cette édition !! Je note parce que de mon côté je ne lis jamais de poésie mais serais curieuse d'explorer ce sujet :)
Encore une belle découverte ! Merci